La Chute Des Géants: Le Siècle
s’approchait d’elle, c’était le plus souvent avec une idée bien
précise en tête et elle devait l’éconduire sans révéler pour autant qu’elle
était mariée. Ce n’était pas toujours facile. Maintenant que tant de beaux
partis avaient été tués, les hommes les moins séduisants s’imaginaient avoir
une chance auprès d’elle : fils cadets de barons ruinés ou hommes d’Église
chétifs à mauvaise haleine. Jusqu’à des homosexuels notoires, en quête de
respectabilité.
Gus Dewar ne faisait pas partie
de ces tristes sires. Il n’était pas beau, certes, et n’avait pas la grâce
innée d’hommes tels que son frère ou Walter, mais il était intelligent et
poursuivait des idéaux élevés. Surtout, il s’intéressait passionnément, comme
elle, aux affaires du monde. Ce mélange entre une légère maladresse, physique
aussi bien que sociale, et une franchise brutale n’était pas dépourvu de
charme. Si Maud n’avait pas été mariée, il aurait pu avoir ses chances.
Gus plia ses longues jambes et
prit place à côté d’elle sur le divan de soie jaune. « Quel plaiSir de
revenir à Ty Gwyn, dit-il.
— Vous êtes venu juste avant
la guerre », répondit Maud. Elle n’oublierait jamais ce dimanche de
janvier 1914 : la visite du roi, la catastrophe effroyable dans la
mine d’Aberowen et surtout, les baisers de Walter – elle se rendit compte
avec un soupçon de honte que c’était ce moment-là dont elle se souvenait le
mieux. Si seulement elle pouvait encore l’embrasser ! Qu’ils avaient été
sots de se limiter à des baisers ! Ils auraient dû faire l’amour. Elle
serait tombée enceinte, ils auraient été obligés de se marier avec une
précipitation qui aurait terriblement manqué de dignité. Ils auraient été contraints
d’aller vivre dans le déshonneur éternel en quelque lieu effroyable comme la
Rhodésie ou le Bengale. Famille, société, carrière, toutes ces considérations
qui les avaient retenus étaient si peu de chose en regard de l’éventualité
affreuse que Walter soit tué et qu’elle ne le revoie jamais. « Comment les
hommes peuvent-ils être assez bêtes pour faire la guerre ? demanda-t-elle
à Gus. Et pour continuer à se battre alors que le coût en vies humaines a
depuis longtemps réduit à néant tous les bénéfices qu’on pouvait attendre d’une
victoire ?
— Le président Wilson
estime que les deux parties devraient envisager une paix sans victoire. »
Elle fut soulagée qu’il ne lui
ait pas répondu « Quels jolis yeux vous avez ! » ou une autre
bêtise du même genre. « Je suis bien de son avis, dit-elle. L’armée
britannique a déjà perdu un million d’hommes. À elle seule, la bataille de la
Somme a fait quatre cent mille victimes dans nos rangs.
— Qu’en pense le peuple
britannique ? »
Maud réfléchit. « La plupart
des journaux continuent à faire comme si la Somme avait été une grande
victoire. Tous les efforts de jugement réaliste sont taxés d’antipatriotisme.
Je suis sûre que Lord Northcliffe ne serait pas fâché de vivre sous une
dictature militaire. Mais la majorité de la population comprend que nous nous
trouvons plus ou moins dans l’impasse.
— Il n’est pas impossible
que les Allemands soient sur le point de proposer des négociations de paix.
— Si seulement !
— Je crois savoir qu’une
démarche officielle pourrait être entreprise bientôt. »
C’était passionnant. Des
négociations de paix ? Serait-ce possible ? Maud le regarda
attentivement. « Pardonnez-moi, j’ai cru que nous ne faisions qu’échanger
quelques phrases polies, mais ce n’est manifestement pas le cas.
— Non, je ne parlais pas
dans le vide, répondit Gus. Je sais que vous avez des amis au sein du
gouvernement libéral.
— Ce n’est plus vraiment un
gouvernement libéral, c’est une coalition. Plusieurs ministres conservateurs
sont entrés au cabinet.
— Excusez-moi, je me suis
mal exprimé. Je sais, bien sûr, que c’est un gouvernement de coalition, mais
Asquith est toujours Premier ministre, et c’est un libéral. Je sais aussi que
vous êtes au mieux avec certains membres importants de son parti.
— En effet.
— C’est pourquoi je suis
venu vous demander votre avis : selon vous, quel accueil pourrait recevoir
la proposition allemande ? »
Elle prit son temps pour
réfléchir. Parfaitement consciente qu’à travers Gus, c’était le président
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