La Chute Des Géants: Le Siècle
révolutionnaires parlez-vous, père ?°» Il ne s’en souciait pas
vraiment, mais était content d’avoir un sujet de conversation.
« Ceux de Zurich !
Martov, Lénine et toute la clique. Ils sont censés jouir de la liberté d’expression
en Russie, maintenant que le tsar a été déposé, alors ils veulent rentrer chez
eux. Mais ils ne peuvent pas ! »
Le père de Monika, Konrad von der
Helbard, remarqua d’un air songeur : « En effet. Il est impossible de
se rendre de Suisse en Russie sans passer par l’Allemagne. Tout autre trajet
terrestre les obligerait à traverser les lignes. Toutefois il y a encore des
bateaux qui font la liaison entre l’Angleterre et la Suède par la mer du Nord,
non ?
— Oui, acquiesça Walter,
mais ils ne vont pas prendre le risque de passer par l’Angleterre. Les Anglais
ont mis Trotski et Boukharine en prison. Quant à la France et à l’Italie, n’en
parlons pas.
— Autrement dit, ils sont
coincés ! déclara Otto d’un air triomphant.
— Que conseillerez-vous au
ministre des Affaires étrangères, père ?
— De refuser, naturellement.
Il n’est pas question que cette vermine contamine notre peuple. Qui sait quels
désordres ces énergumènes pourraient semer en Allemagne ?
— Lénine et Martov, dit
Walter pensivement. Martov est menchevik, Lénine bolchevik. »
Les renseignements allemands s’intéressaient
de très près aux révolutionnaires russes.
« Bolcheviks, mencheviks,
socialistes, révolutionnaires, c’est du pareil au même répondit Otto.
— Ne croyez pas ça, corrigea
Walter. Les bolcheviks sont les plus virulents.
— Raison de plus pour ne pas
les laisser entrer chez nous », s’enflamma la mère de Monika.
Walter ne releva pas. « Surtout,
les bolcheviks de l’étranger sont souvent plus radicaux que ceux qui sont sur
place. Les bolcheviks de Petrograd soutiennent le gouvernement provisoire du
prince Lvov, mais pas leurs camarades de Zurich.
— Comment le sais-tu ? »
demanda sa sœur Greta.
Walter avait lu les rapports d’agents
secrets allemands en Suisse, qui interceptaient le courrier des
révolutionnaires. Mais il répondit : « Lénine a prononcé un discours
à Zurich il y a quelques jours, dans lequel il désavouait le gouvernement
provisoire. »
Otto émit un grognement de
dédain, tandis que Konrad von der Helbard se penchait en avant dans son
fauteuil. « Quel est le fond de votre pensée, jeune homme ?
— En refusant aux
révolutionnaires l’autorisation de traverser l’Allemagne, nous mettons la
Russie à l’abri de leurs idées subversives. »
Mère semblait perplexe. « Explique-toi.
— Je pense que nous devrions
aider ces dangereux personnages à regagner leur pays. Une fois là-bas, soit ils
essayeront de saper le gouvernement en place et entameront sa capacité à
poursuivre la guerre, soit ils prendront le pouvoir et demanderont la paix.
Dans un cas comme dans l’autre, l’Allemagne sera gagnante. »
Il y eut un moment de silence
pendant que tous réfléchissaient à ce qu’il venait de dire. Puis Otto éclata de
rire et battit des mains. « Mon fils ! Il a quand même hérité quelque
chose de son père, finalement ! »
2.
Ma douce aimée,
Zurich est une ville froide au
bord d’un lac, écrivait Walter, mais le soleil
brille sur l’eau, sur les collines boisées alentour et sur les Alpes dans le
lointain. Les rues forment un quadrillage sans une seule courbe : les
Suisses sont encore plus rigoureux que les Allemands ! J’aimerais que tu
sois là, mon amie bien-aimée, comme j’aimerais que tu sois près de moi partout
où je me trouve ! ! !
(Les points d’exclamation avaient
pour objet de faire croire à la censure postale que l’auteur de la lettre était
une jeune fille exaltée. Walter avait beau être en Suisse, c’est-à-dire en
territoire neutre, il veillait à ce que le texte de la lettre ne permette d’identifier
ni l’expéditeur ni la destinataire.)
Je me demande si tu dois
affronter les attentions embarrassantes de célibataires empressés. Avec ta
beauté et ton charme, c’est certain. J’ai le même problème. Je n’ai ni beauté
ni charme, mais on me fait tout de même des avances. Ma mère voudrait que
j’épouse un jeune homme, un ami de ma sœur, quelqu’un que je connais depuis
toujours et que j’apprécie. Cela a été vraiment difficile au début, mais je
crains que cette personne n’ait fini par découvrir que
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