La Chute Des Géants: Le Siècle
j’entretiens une amitié
qui exclut le mariage. Je crois tout de même que notre secret est préservé.
(Si un agent de la censure lisait
ces lignes, il penserait avoir sous les yeux le message d’une lesbienne à son
aimée. Un éventuel lecteur anglais en tirerait la même conclusion. Ce qui n’était
pas très grave : féministe et apparemment célibataire à vingt-six ans,
Maud était déjà soupçonnée de tendances saphiques.)
Dans quelques jours, je serai
à Stockholm, une autre ville froide au bord d’un lac. Tu pourrais m’y écrire au
Grand Hôtel. La Suède, comme la Suisse, était
neutre et ses relations postales avec l’Angleterre n’étaient pas interrompues. J’aimerais tant avoir de tes nouvelles ! ! !
D’ici là, ma merveilleuse
amie, n’oublie pas ton amour,
Waltraud.
3.
Les États-Unis déclarèrent la
guerre à l’Allemagne le vendredi 6 avril 1917.
Walter s’y attendait. Pourtant,
il accusa le coup. L’Amérique était un pays riche, puissant et démocratique. Il
ne pouvait imaginer pire ennemi. Il ne restait qu’un espoir : que la
Russie s’effondre, laissant à l’Allemagne une chance de l’emporter sur le front
occidental avant que les Américains n’aient eu le temps de rassembler leurs
forces.
Trois jours plus tard,
trente-deux révolutionnaires russes exilés se réunissaient à l’hôtel Z ä hringerhof de Zurich : des hommes, des femmes et un enfant de
quatre ans prénommé Robert. De là, ils se rendirent à la gare de chemin de fer,
passèrent sous sa voûte baroque et embarquèrent dans un train à destination de
leur pays.
Walter avait craint qu’ils ne
partent pas. Martov, le dirigeant menchevik, avait refusé de s’en aller sans l’autorisation
du gouvernement provisoire de Petrograd – un geste de déférence surprenant
de la part d’un révolutionnaire. Ils avaient vainement attendu cet accord, et
finalement, Lénine et les bolcheviks avaient décidé de partir quand même.
Walter tenait à ce que le voyage se déroule sans accroc. Il accompagna le
groupe à la gare, au bord de la rivière, et monta dans le train avec eux.
Voici l’arme secrète de l’Allemagne,
songeait Walter : trente-deux mécontents marginalisés décidés à abattre le
gouvernement de la Russie. À la grâce de Dieu.
Lénine, Vladimir Ilitch Oulianov
de son vrai nom, avait quarante-six ans. C’était un petit homme trapu, vêtu
avec soin mais sans élégance, trop occupé pour perdre son temps en
coquetteries. Autrefois rouquin, il avait perdu ses cheveux prématurément et
arborait désormais un crâne luisant bordé d’une couronne résiduelle et une
barbiche rousse parsemée de gris. Lors de leur première rencontre, Walter l’avait
jugé terne et sans charme.
Walter se faisait passer pour un
fonctionnaire subalterne du Foreign Office chargé des détails pratiques du
voyage des bolcheviks à travers l’Allemagne. Lénine l’avait jaugé d’un regard
perçant, devinant certainement qu’il était en présence d’un agent quelconque du
renseignement.
Le train les conduisit à
Schaffhouse, à la frontière, où ils montèrent à bord d’un train allemand. Ayant
vécu dans la partie germanophone de la Suisse, ils avaient tous quelques
notions d’allemand. Lénine, quant à lui, le maîtrisait fort bien. C’était un
remarquable linguiste, avait appris Walter. Il parlait français couramment, s’exprimait
correctement en anglais et lisait Aristote dans le texte. Il consacrait ses
moments de détente à se plonger dans un dictionnaire de langue étrangère
pendant une heure ou deux.
À Gottmadingen, ils changèrent à
nouveau de train pour monter dans un wagon plombé spécialement prévu pour eux,
comme s’ils étaient porteurs de maladies infectieuses. Trois des quatre portes
étaient verrouillées. La quatrième se trouvait à proximité du compartiment
couchette de Walter. Cette mesure, censée rassurer les autorités allemandes
terriblement inquiètes, n’était pas nécessaire : les Russes n’avaient
aucune intention de s’échapper, ils voulaient rentrer chez eux.
Lénine et sa femme Nadia
disposaient d’un espace réservé, alors que les autres s’entassaient à quatre
par compartiment. Au temps pour l’égalitarisme, se dit Walter avec cynisme.
Pendant que le train traversait l’Allemagne
du sud au nord, Walter commença à percevoir la force de caractère que
dissimulaient les dehors falots de Lénine. La nourriture, la boisson,
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