La Chute Des Géants: Le Siècle

femmes ? »
    Maud demeura inflexible. « Absolument.
    — Très bien. »
    Et, ne sachant que faire, Ethel s’en
alla.
    2.
    Fitz se fit faire six costumes par
son tailleur. Les anciens flottaient lamentablement sur son corps amaigri et le
vieillissaient. Il enfila sa tenue de soirée toute neuve : queue-de-pie
noire, gilet blanc, col cassé et nœud papillon blancs. Il se regarda dans la
psyché de son cabinet de toilette et se dit : voilà qui est mieux.
    Il descendit au salon. Il pouvait
maintenant se passer de canne dans la maison. Maud lui servit un verre de
madère. Tante Herm demanda : « Comment vas-tu ?
    — Les médecins disent que ma
jambe est en bonne voie de guérison, mais c’est bien long. »
    Fitz était retourné sur le front
au début de l’année, il n’avait pas supporté le froid et l’humidité des
tranchées et avait été à nouveau rapatrié. On l’avait affecté au renseignement.
    « Je sais que tu préférerais
être là-bas, dit Maud, mais je t’assure que nous ne regrettons pas que tu aies
échappé aux combats du printemps. »
    Fitz hocha la tête. L’offensive
Nivelle avait été un échec et le général français avait été relevé de ses
fonctions. Les soldats français, d’humeur rebelle, acceptaient de défendre
leurs tranchées mais refusaient d’avancer quand ils en recevaient l’ordre.
Jusqu’à présent, l’année avait été mauvaise pour les Alliés.
    Maud avait tort de croire que
Fitz aurait préféré être au front. Son travail au bureau 40 était sans doute
plus important que les combats qui se déroulaient en France. Beaucoup avaient
craint que les sous-marins allemands ne coupent les voies d’approvisionnement
des Anglais. Or le bureau 40 était capable de repérer la position des
sous-marins et d’avertir les navires. Ces informations, ajoutées à la tactique
des convois, réduisaient considérablement l’efficacité de la guerre
sous-marine. C’était un triomphe, même si peu de gens en étaient conscients.
    Le danger se situait désormais du
côté de la Russie. Le tsar avait été déposé et tout pouvait arriver. Pour le
moment, les modérés avaient la situation en main, mais cela durerait-il ?
Ce n’était pas seulement la famille de Bea et l’héritage de Boy qui étaient en
péril. Si les extrémistes prenaient le pouvoir en Russie, ils risquaient de
signer la paix, permettant à des centaines de milliers de soldats allemands d’être
transférés sur le front français.
    « Au moins, nous n’avons pas
perdu la Russie, dit Fitz.
    — Pas encore, répliqua Maud.
Les Allemands espèrent la victoire des bolcheviks, c’est de notoriété publique. »
    Comme elle prononçait ces mots,
Bea apparut sur le seuil, vêtue d’une robe décolletée en soie argentée,
rehaussée d’une parure de diamants. Fitz et Bea devaient se rendre à un dîner
suivi d’un bal. La saison battait son plein à Londres. Bea entendit la remarque
de Maud et intervint : « Ne sous-estimez pas la famille impériale
russe. Une contre-révolution n’est pas encore exclue. Après tout, qu’est-ce que
le peuple russe a gagné ? Les ouvriers continuent à avoir faim, les
soldats à se faire tuer et les Allemands à avancer. »
    Grout entra avec une bouteille de
Champagne. Il la déboucha silencieusement et servit une coupe à Bea. Comme
toujours, elle en but une petite gorgée et la reposa.
    « Le prince Lvov a fait
savoir que les femmes pourront voter pour élire l’assemblée constituante, fit
remarquer Maud.
    — Si elle est élue un jour,
rétorqua Fitz. Le gouvernement provisoire multiplie les annonces, mais l’écoute-t-on
vraiment ? D’après ce que je sais, le moindre petit village a instauré son
soviet et administre lui-même ses affaires.
    — Comment imaginer cela !
s’exclama Bea. Ces paysans superstitieux et illettrés, qui prétendent gouverner !
    — C’est extrêmement
dangereux, approuva Fitz d’un ton irrité. On ne se rend pas compte qu’ils
peuvent à tout moment sombrer dans l’anarchie et la barbarie. » Ce sujet l’exaspérait.
    Maud reprit : « Il
serait tout de même paradoxal que la Russie devienne plus démocratique que la
Grande-Bretagne.
    — Le Parlement s’apprête à
discuter du vote des femmes.
    — Uniquement pour les femmes
de plus de trente ans qui sont propriétaires ou locataires de leur logement, ou
dont le mari l’est.
    — Tout de même, vous devriez
être contentes, c’est un