La Chute Des Géants: Le Siècle
rejoindre
Petrograd.
L’organisation mise au point avec
un socialiste révolutionnaire de l’ambassade de Suède prévoyait qu’un membre du
parti bolchevique viendrait tous les soirs à six heures attendre Walter et son
argent à la gare de Varsovie, à Petrograd. Il resterait une heure puis
repartirait. Walter arriva à midi et en profita pour aller faire un tour en
ville dans l’idée d’évaluer la capacité du peuple russe à poursuivre la guerre.
Il fut consterné par ce qu’il
vit.
Dès qu’il mit le pied hors de la
gare, il fut assailli par des prostitués, hommes, femmes, adultes et enfants.
Il franchit un pont enjambant un canal et parcourut deux ou trois kilomètres à
pied avant d’atteindre le centre-ville, au nord. La majorité des magasins
étaient fermés, souvent barricadés par des planches, parfois simplement
abandonnés, leurs vitrines fracassées formant un tapis de verre brillant sur le
trottoir. Il croisa de nombreux ivrognes et assista à deux bagarres. Parfois,
une voiture à cheval ou une automobile passait à vive allure, dispersant les
piétons, ses passagers dissimulés derrière des rideaux. La plupart des gens
étaient maigres, dépenaillés, pieds nus. C’était bien pire qu’à Berlin.
Il aperçut aussi des soldats,
seuls ou en groupes, dont le comportement révélait un manque de discipline
flagrant : incapables de marcher au pas, ou avachis à leur poste, l’uniforme
déboutonné, bavardaient avec les civils et n’en faisaient apparemment qu’à leur
tête. Ces observations confirmaient l’impression que lui avait laissée sa
visite sur le front russe : ces hommes n’étaient absolument pas d’humeur à
se battre.
Excellente nouvelle, se dit-il.
Personne ne l’accosta et la
police l’ignora. Il n’était qu’un loqueteux parmi tous ceux qui traînaient dans
cette ville en déliquescence.
À six heures, il retourna à la
gare de fort bonne humeur et repéra très vite son contact, un sergent qui avait
noué un foulard rouge au canon de son fusil. Avant de se manifester, il prit le
temps de l’étudier. C’était un personnage imposant, non par sa taille, mais par
sa large carrure et sa puissante constitution. Il lui manquait l’oreille
droite, une incisive et le majeur gauche. Il attendait avec la patience d’un
soldat aguerri, mais rien n’échappait à la vigilance de ses yeux bleus. Bien
que Walter ait tenté de l’observer à la dérobée, le soldat surprit son regard,
lui fit signe, tourna les talons et s’éloigna. Comprenant ce qu’il attendait de
lui, Walter le suivit. Ils pénétrèrent dans une grande salle pleine de tables
et de chaises. Walter demanda : « Sergent Grigori Pechkov ? »
Grigori acquiesça. « Je sais
qui vous êtes. Asseyez-vous. »
Walter regarda autour de lui. Un
samovar sifflait dans un coin. Une vieille femme enveloppée dans un châle
vendait des poissons fumés et marinés. Une vingtaine de personnes occupaient
les tables. Personne ne prêtait attention au soldat et au paysan qui espérait
manifestement lui vendre ses oignons. Un jeune homme en tunique bleue d’ouvrier
entra derrière eux. Walter croisa brièvement son regard et le vit s’installer à
une table, allumer une cigarette et ouvrir la Pravda : « Vous
croyez que je pourrais manger quelque chose ? demanda Walter. Je meurs de
faim, mais je suppose que les prix sont trop élevés pour un simple paysan. »
Grigori commanda une assiette de
pain noir et de harengs et deux tasses de thé sucré. Walter se jeta dessus.
Après l’avoir observé un moment, Grigori se mit à rire : « Je m’étonne
que vous ayez pu vous faire passer pour un paysan. J’ai tout de suite vu que
vous étiez un bourgeois.
— Comment ?
— Vous avez les mains sales,
mais vous mangez par petites bouchées et vous vous essuyez les lèvres avec un
chiffon comme si c’était une serviette de table. Un vrai paysan enfourne la
nourriture et aspire son thé avant de l’avaler. »
Cette réflexion condescendante
agaça Walter. J’ai quand même survécu trois jours dans leurs satanés trains,
songea-t-il. J’aimerais t’y voir, en Allemagne. Il était temps de rappeler à ce
gaillard qu’il devait mériter son argent.
« Dites-moi comment ça se
passe pour les bolcheviks.
— Dangereusement bien,
répondit Grigori. Des milliers de Russes ont adhéré au parti au cours des
derniers mois. Léon Trotski a enfin annoncé qu’il nous soutenait. Vous
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