La Chute Des Géants: Le Siècle
devriez
l’entendre. Il remplit le Cirque moderne presque tous les soirs. » De
toute évidence, Grigori idolâtrait Trotski. Les Allemands eux-mêmes
reconnaissaient ses talents d’orateur. Un homme de cette trempe était une prise
de choix pour les bolcheviks. « En février, nous avions dix mille membres.
Aujourd’hui, nous en avons deux cent mille, conclut Grigori fièrement.
— C’est remarquable. Mais
est-ce que vous pouvez faire évoluer les choses ?
— Nous avons de bonnes
chances de gagner les élections à l’assemblée constituante.
— Quand auront-elles lieu ?
— Elles ont été repoussées
plusieurs fois…
— Pourquoi ?»
Grigori soupira. « Le
gouvernement provisoire a d’abord instauré un conseil des représentants qui a
fini par décider, au bout de deux mois, de constituer un deuxième conseil de
soixante membres, chargés de rédiger la loi électorale…
— Pourquoi ? Pourquoi
une organisation aussi compliquée ? »
L’expression de Grigori disait
assez sa fureur. « D’après eux, il faut que le résultat des élections soit
absolument incontestable – mais la vraie raison, c’est que les partis
conservateurs traînent les pieds parce qu’ils savent parfaitement qu’ils vont
perdre. »
Pour un sergent, son analyse
était fine, remarqua Walter. « Alors, quand les élections auront-elles
lieu ?
— En septembre.
— Et qu’est-ce qui vous fait
penser que les bolcheviks l’emporteront ?
— Nous sommes toujours le
seul parti à prôner énergiquement la paix. Et tout le monde le sait, grâce aux
journaux et aux tracts que nous distribuons.
— Pourquoi disiez-vous tout
à l’heure que les choses vont « dangereusement bien » pour vous ?
— Parce que, aux yeux du
gouvernement, cela fait de nous l’ennemi à abattre. Il a lancé un mandat d’arrêt
contre Lénine, qui a dû se cacher. Mais il continue à diriger le parti. »
Walter voulait bien le croire. Si
Lénine avait pu garder la mainmise sur son parti depuis son exil zurichois, il
pouvait certainement le faire depuis une planque en Russie.
Walter avait fait sa livraison et
obtenu les informations qu’il voulait. Il avait accompli sa mission. Il était
soulagé. Ne lui restait plus qu’à rentrer chez lui.
Il poussa du pied vers Grigori le
sac d’oignons contenant les dix mille roubles.
Il termina son thé et se leva. « J’espère
que vous apprécierez les oignons », dit-il avant de se diriger vers la
porte.
Du coin de l’œil, il aperçut l’homme
en vareuse bleue qui repliait son numéro de la Pravda et quittait son
siège.
Il prit un billet pour Louga et
monta dans le train. Entrant dans un compartiment de troisième classe, il se
fraya un passage parmi des soldats qui fumaient en buvant de la vodka, une
famille juive qui transportait tous ses biens dans des ballots fermés par des
ficelles, des paysans encombrés de cageots vides qui venaient sans doute de
vendre tous leurs poulets. Arrivé au fond du wagon, il se retourna.
La vareuse bleue monta.
Walter le vit bousculer les
passagers, jouant des coudes sans scrupule. Seul un policier pouvait se
comporter ainsi.
Walter sauta du train et quitta
la gare en toute hâte. Se rappelant son exploration de l’après-midi, il prit la
direction du canal. En cette période d’été, les nuits étaient courtes. Il
faisait encore jour malgré l’heure tardive. Il espérait avoir semé son
poursuivant, mais jetant un coup d’œil derrière lui, il vit que l’homme à la
vareuse le suivait toujours. Il avait dû filer Pechkov et s’être mis en tête d’en
apprendre un peu plus sur son ami paysan vendeur d’oignons.
L’homme avançait maintenant au
pas de course.
S’il se faisait prendre, Walter
serait fusillé pour espionnage. Il savait ce qui lui restait à faire.
Il se trouvait dans un quartier
plus que modeste. Toute la ville de Petrograd suait la pauvreté. Ici, il était
entouré des hôtels bon marché et des bars miteux qui pullulent aux abords des
gares du monde entier. Walter se mit à courir lui aussi. L’homme en bleu
accéléra pour ne pas se laisser distancer.
Walter arriva à proximité d’un
dépôt de briques au bord du canal. Il était fermé par un grand mur et par une
grille, mais jouxtait un entrepôt délabré qui n’était protégé par aucune
clôture. Walter s’écarta de la rue, traversa l’entrepôt au pas de course et
escalada le mur du dépôt de briques.
Il aurait dû y
Weitere Kostenlose Bücher