La Chute Des Géants: Le Siècle
Wilson s’adressa aux soldats. À Sioux Falls, il affirma vouloir
racheter les sacrifices des mères qui avaient perdu leurs fils au combat. Il
évita généralement d’abaisser le débat, mais à Kansas City, fief du venimeux
sénateur Reed, il n’hésita pas à comparer ses adversaires aux bolcheviks. Et il
insista, encore et encore, sur son message, martelant que si la Société des
nations échouait, on ne pourrait éviter une autre guerre.
Partout où le train s’arrêtait,
Gus facilitait les relations du président avec les journalistes qui l’accompagnaient
et avec leurs homologues locaux. Quand Wilson prononçait un discours improvisé,
son sténographe le retranscrivait immédiatement et Gus en distribuait le texte
à la presse. Il persuada également Wilson de faire de temps en temps un saut
jusqu’au wagon-restaurant pour bavarder à bâtons rompus avec les journalistes.
La méthode porta ses fruits. Le
public était de plus en plus réceptif. Les réactions de la presse restaient
ambivalentes, mais au moins, le message de Wilson était répété à l’envi, même
dans les journaux qui lui étaient hostiles. Et les rapports en provenance de
Washington semblaient indiquer un affaiblissement de l’opposition.
Gus n’ignorait pas ce qu’il en
coûtait au président. Ses migraines étaient désormais presque incessantes. Il
souffrait d’insomnies. Il était incapable de digérer normalement et le docteur
Grayson lui faisait absorber des aliments liquides. Il contracta un mal de
gorge qui dégénéra en une forme d’asthme ; il avait du mal à respirer et
était obligé de s’asseoir pour essayer de dormir un peu.
La presse et Rosa elle-même ne
savaient rien de tout cela. Wilson continuait à prononcer des discours, mais sa
voix manquait de puissance. Quand des milliers de personnes vinrent l’acclamer
à Salt Lake City, il avait les traits tirés et ses mains se serraient
spasmodiquement, en un geste étrange qui évoquait aux yeux de Gus l’image d’un
mourant.
Dans la nuit du 25 septembre,
Gus fut réveillé par du remue-ménage. Il entendit Edith appeler le docteur
Grayson. Il enfila sa robe de chambre et rejoignit le compartiment du
président.
Le spectacle qu’il y découvrit l’attrista
et l’horrifia. Wilson avait une mine épouvantable. Il respirait à grand-peine
et avait le visage agité d’un tic nerveux. Il ne voulait cependant pas
renoncer. Il fallut toute la force de persuasion de Grayson pour le convaincre
d’annuler le reste de sa tournée.
Le lendemain matin, le cœur gros,
Gus annonça à la presse que le président venait d’être victime d’une grave
attaque et qu’on avait dégagé les voies pour lui faire franchir le plus
rapidement possible les quelque trois mille kilomètres qui le séparaient de
Washington. Tous les engagements présidentiels furent annulés pour les deux
semaines à venir, notamment une réunion avec les sénateurs favorables au
traité, destinée à préparer la lutte en faveur de la ratification.
Ce soir-là, Gus et Rosa, assis
dans le compartiment de cette dernière, regardaient par la fenêtre, désespérés.
Dans toutes les gares, les gens s’étaient massés pour voir passer le président.
Le soleil se coucha, mais la foule restait là, dans la pénombre, le regard
fixe. Gus se rappela le train de Brest à Paris et le cortège silencieux qui s’était
formé le long des rails, en pleine nuit. Cela remontait à moins d’un an, et
déjà, tous leurs espoirs étaient réduits à néant. « Nous avons fait de
notre mieux, dit-il. Mais nous avons échoué.
— Tu en es sûr ?
— Quand le président faisait
campagne à plein temps, le succès ne tenait déjà qu’à un fil. Wilson malade,
les chances de ratification par le Sénat sont nulles. »
Rosa lui prit la main. « Je
suis navrée, dit-elle. Pour toi, pour moi, pour le monde entier. » Elle s’interrompit
avant de demander : « Que vas-tu faire ?
— Je vais essayer d’entrer
dans un cabinet juridique de Washington spécialisé dans le droit international.
J’ai quelques compétences dans ce domaine, après tout.
— Si tu veux mon avis, ils
vont se bousculer pour te proposer un poste. Et peut-être un futur président
aura-t-il besoin de ton aide. »
Il sourit. Elle avait tendance à
le surestimer ridiculement. « Et toi ?
— J’aime ce que je fais. J’espère
pouvoir rester correspondante à la Maison-Blanche.
— Tu voudrais avoir
Weitere Kostenlose Bücher