La Chute Des Géants: Le Siècle
des
enfants ?
— Oui !
— Moi aussi. » Gus
regarda par la fenêtre, songeur. « J’espère simplement que Wilson se
trompe.
— Au sujet de nos enfants ?»
La gravité de son ton ne lui avait pas échappé et elle ajouta, inquiète : « Que
veux-tu dire ?
— Il prétend qu’une autre
guerre mondiale les attend.
— Que Dieu les en préserve »,
murmura Rosa avec ferveur.
Dehors, la nuit tombait.
XXXIX.
Janvier 1920
1.
Daisy était à table, dans la salle
à manger de la maison ultra-moderne des Vialov à Buffalo. Elle portait une robe
rose. Elle était engloutie sous la grande serviette de lin nouée autour de son
cou. Elle avait presque quatre ans, et Lev l’adorait.
« Je vais me préparer le
plus gros sandwich du monde », annonça-t-il, et elle éclata de rire. Il
découpa deux carrés de pain de mie d’un centimètre de côté, les beurra
soigneusement, ajouta une portion microscopique des œufs brouillés que Daisy
refusait de manger et superposa les deux tranches miniatures. « Il manque
encore quelque chose. Ah, oui, du sel ! » déclara-t-il. Il secoua la
salière au-dessus de son assiette, puis ramassa délicatement du bout du doigt
un unique grain de sel qu’il déposa sur le sandwich. « Ah, voilà !
Maintenant, je peux le manger !
— Je le veux, dit Daisy.
— Vraiment ? Mais c’est
un sandwich géant pour un papa !
— Mais non ! pouffa-t-elle.
C’est un petit sandwich pour une petite fille.
— Ah bon, très bien, dit-il
en le fourrant dans la bouche de Daisy. Tu n’en voudras sûrement pas d’autre.
— Si !
— Mais il était énorme !
— Non, il était tout petit !
— Très bien, je vais t’en préparer
un autre. »
Lev était au sommet de la vague.
Sa situation était encore plus florissante qu’il ne l’avait dit à Grigori quand
ils s’étaient rencontrés, dix mois plus tôt, dans le train de Trotski. Il
vivait chez son beau-père dans le plus grand confort. Vialov lui avait confié
la gérance de trois boîtes de nuit et lui versait un confortable salaire auquel
s’ajoutaient quelques extras comme les commissions des fournisseurs. Il avait
installé Marga dans un appartement de luxe et la voyait presque tous les jours.
Elle était tombée enceinte moins d’une semaine après son retour, et venait d’accoucher
d’un petit garçon qu’ils avaient appelé Gregory. Lev avait réussi à ne pas
ébruiter l’affaire.
Olga entra dans la salle à
manger, embrassa Daisy et s’assit. Lev aimait follement Daisy, mais n’éprouvait
aucun sentiment pour Olga. Marga était plus sexy, et beaucoup plus amusante. De
plus, ce n’était pas les filles qui manquaient, comme il avait pu s’en
convaincre vers la fin de la grossesse de Marga.
« Bonjour, maman ! »
s’écria Lev d’un ton enjoué.
Daisy l’imita, répétant ce qu’il
venait de dire.
« Papa te donne à manger ? »
demanda Olga.
Ils dialoguaient presque toujours
ainsi ces derniers temps, par l’intermédiaire de leur fille. Ils avaient couché
ensemble plusieurs fois quand Lev était rentré de la guerre ; toutefois l’indifférence
avait vite repris le dessus et ils faisaient désormais chambre à part,
expliquant aux parents d’Olga que Daisy se réveillait la nuit, ce qui était
rare en réalité. Olga avait la mine d’une femme frustrée, mais cela laissait
Lev parfaitement froid.
Josef entra. « Voilà
grand-papa ! lança Lev.
— Bonjour, fit Josef
sèchement.
— Grand-papa veut un
sandwich, dit Daisy.
— Certainement pas, protesta
Lev. Ils sont beaucoup trop gros pour lui. »
Daisy adorait que Lev dise des
bêtises. « Mais non, fit-elle. Ils sont trop petits ! »
Josef s’assit. À son retour de
guerre, Lev avait trouvé son beau-père changé. Il avait grossi, et son costume
à rayures était trop étroit. Le simple fait de descendre l’escalier l’essoufflait.
Ses muscles s’étaient transformés en graisse, ses cheveux noirs grisonnaient,
son teint rose avait viré à la couperose malsaine.
Polina arriva de la cuisine avec
un pichet de café et en versa une tasse à Josef. Il ouvrit le Buffalo
Advertiser.
« Comment vont les affaires ?»
demanda Lev. Ce n’était pas une vaine question. Le Volstead Act , qui
était entré en vigueur le 16 janvier à minuit, interdisait la fabrication,
le transport et la vente de boissons alcoolisées. L’empire Vialov reposait sur
les bars, les hôtels et le commerce en gros
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