La Chute Des Géants: Le Siècle
terminé, il éprouva
un vague sentiment de déception, comme s’il s’était attendu à quelque chose
d’autre.
Il se rassit et rinça la
serviette dans l’eau rougie de sang.
« Merci, dit-elle. Tu fais
ça très bien. »
Son cœur battait à tout rompre.
Ce n’était pas la première fois qu’il soignait des plaies, mais cette
impression de vertige était nouvelle. Il se sentait prêt à faire une bêtise.
Il ouvrit la fenêtre et vida la
cuvette dehors. Une éclaboussure rose macula la neige de la cour.
L’idée insensée que Katerina
n’était qu’un songe lui traversa l’esprit. Il se retourna, s’attendant presque
à trouver sa chaise vide. Mais elle était bien là, ses yeux bleu-vert posés sur
lui, et il se prit à espérer qu’elle ne repartirait plus jamais.
Il se demanda s’il était
amoureux.
Il n’avait encore jamais pensé à
cela. Il était généralement trop occupé à veiller sur Lev pour courir les
filles. Il n’était pas puceau : il avait déjà couché avec trois femmes.
L’expérience avait toujours été sans joie, peut-être parce qu’elles lui étaient
indifférentes.
Cette fois, ce n’était pas
pareil, observa-t-il avec perplexité. Il aurait voulu plus que tout au monde
s’allonger près de Katerina sur l’étroit lit, contre le mur, embrasser son
visage meurtri et lui dire…
Lui dire qu’il l’aimait.
Ne fais pas l’idiot, se
morigéna-t-il. Il y a encore une heure, tu ne la connaissais même pas. Ce n’est
pas de l’amour qu’elle veut de toi. C’est un prêt, un emploi et un endroit où
dormir.
Il referma brutalement la
fenêtre.
« Alors comme ça, dit-elle,
tu fais la cuisine pour ton frère, tu sais soigner les plaies et pourtant tu es
capable de mettre un policier par terre d’un seul coup de poing. »
Il ne savait pas quoi dire.
« Tu m’as raconté comment
ton père est mort, poursuivit-elle. Mais ta mère est morte, elle aussi, quand
tu étais jeune, n’est-ce pas ?
— Comment le
sais-tu ? »
Katerina haussa les épaules.
« Parce que tu as été obligé de te transformer en mère. »
7.
Elle était morte le
9 janvier 1905, de l’ancien calendrier russe. C’était un dimanche et,
dans les journées et les années qui suivirent, on lui donna le nom de « dimanche
rouge ».
Grigori avait seize ans, Lev
onze. Comme leur mère, les deux garçons travaillaient à l’usine Poutilov.
Grigori était apprenti fondeur, Lev balayeur. En ce mois de janvier, ils
étaient tous les trois en grève, comme plus de cent mille autres ouvriers de
Saint-Pétersbourg qui réclamaient la journée de huit heures et le droit de se
syndiquer. Le 9 au matin, ils enfilèrent leurs plus beaux vêtements et
sortirent. Se tenant par la main, ils se dirigèrent à travers la neige
fraîchement tombée vers une église proche de l’usine Poutilov. Après la messe,
ils rejoignirent les milliers d’ouvriers qui convergeaient des quatre coins de
la ville vers le palais d’Hiver.
« Pourquoi est-ce qu’on doit
tout le temps marcher ? » pleurnichait le petit Lev qui aurait
préféré jouer au football dans une ruelle.
— À cause de ton père, avait
répondu Mamotchka. Parce que les princes et les princesses sont des brutes qui
assassinent les pauvres gens. Parce qu’il faut renverser le tsar et toute son
engeance. Parce que je ne connaîtrai pas le repos tant que la Russie ne sera
pas une république. »
C’était une journée d’hiver
idéale à Saint-Pétersbourg, d’un froid vif mais sec, et les rayons du soleil
réchauffaient le visage de Grigori comme le sentiment de défendre une juste
cause lui réchauffait le cœur.
Leur meneur, le père Gapone,
ressemblait à un prophète de l’Ancien Testament, avec sa longue barbe, son
vocabulaire biblique et l’éclat radieux de son regard. Il n’avait rien d’un
révolutionnaire : toutes les réunions de ses sociétés d’entraide,
approuvées par le gouvernement, commençaient par le « Notre Père » et
s’achevaient par l’hymne national. « Je comprends aujourd’hui le rôle que
le tsar faisait jouer à Gapone, dit Grigori à Katerina, neuf ans plus tard,
dans sa chambre donnant sur la voie de chemin de fer. Une soupape de sûreté
censée absorber les pressions réformatrices et les évacuer sous forme de thés
et de bals inoffensifs. Ça n’a pas marché. »
Vêtu d’une longue robe blanche et
brandissant un crucifix, Gapone conduisit le cortège sur la
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