La Chute Des Géants: Le Siècle
le
tsar ?
« Il n’était pas au palais
ce matin-là, nous l’avons su plus tard, raconta Grigori à Katerina et il perçut
dans sa propre voix le ressentiment amer d’un fidèle déçu. Il n’était même pas
en ville. Le père du peuple était parti pour son palais de Tsarskoïe Selo, où
il voulait passer la fin de la semaine à se promener dans la campagne et à
jouer aux dominos. Mais nous ne le savions pas et nous l’appelions, le
suppliant de se montrer à ses loyaux sujets. »
La foule avait grossi ; les
appels au tsar se faisaient plus pressants ; certains manifestants
commencèrent à conspuer les soldats. La tension et la colère montaient.
Soudain, un détachement de gardes chargea à l’intérieur du jardin, expulsant
tout le monde. Terrifié, n’en croyant pas ses yeux, Grigori les vit donner des
coups de fouet à l’aveuglette ; certains frappaient même les gens du plat
de leurs sabres. Il jeta à sa mère un regard interrogateur. « Nous ne
pouvons pas renoncer maintenant ! » lança-t-elle. Grigori ne savait
pas exactement ce qu’ils attendaient du tsar, mais il était sûr, comme tout le
monde, que dès qu’il en serait informé, leur monarque réparerait les injustices
faites à son peuple.
Les autres manifestants étaient
aussi déterminés que Mamotchka, et personne ne sortit du jardin, pas même ceux
qui avaient été agressés par les gardes et s’étaient recroquevillés pour
échapper aux coups.
Les soldats se mirent en position
de tir.
Aux premiers rangs, plusieurs
personnes tombèrent à genoux, se découvrirent et se signèrent. « À
genoux ! » ordonna Mamotchka, et ils s’agenouillèrent tous les trois,
comme le faisaient de plus en plus de gens autour d’eux, jusqu’à ce que presque
toute la foule soit en posture de prière.
Un silence terrifiant se fit.
Grigori avait les yeux rivés sur les fusils pointés vers lui et les carabiniers
lui rendaient son regard, impassibles, comme des statues.
Grigori entendit une sonnerie de
clairon.
C’était un signal. Les soldats
tirèrent. Tout autour de lui, des gens hurlaient et s’écroulaient. Un garçon
qui était monté sur une statue pour mieux voir poussa un cri et dégringola. Un
autre enfant tomba d’un arbre comme un oiseau abattu par un chasseur.
Grigori vit que sa mère était
allongée, face contre terre. Pensant qu’elle cherchait à éviter les tirs, il
l’imita. Puis, se tournant vers elle alors qu’ils étaient tous deux au sol, il
aperçut le sang, rouge vif dans la neige, autour de sa tête.
« Non ! cria-t-il. Non ! »
Lev hurla.
Grigori attrapa sa mère par les
épaules et la souleva. Son corps était inerte. Il posa les yeux sur son visage.
D’abord, il ne comprit pas ce qu’il voyait. Là où auraient dû se trouver son
front et ses yeux, il n’y avait qu’une masse de chair méconnaissable.
Ce fut Lev qui saisit le premier.
« Elle est morte ! hurla-t-il. Mamotchka est morte, ma mère est
morte ! »
Les tirs s’interrompirent.
Partout, des gens s’enfuyaient en courant, en boitant ou en rampant. Grigori
essaya de rassembler ses idées. Que fallait-il faire ? Emmener Mamotchka
loin d’ici. Il glissa ses bras sous elle et la souleva. Elle n’était pas
légère, mais il était vigoureux.
Il se retourna, cherchant le
chemin de la maison. Sa vision était étrangement floue et il se rendit compte
qu’il pleurait. « Viens, dit-il à Lev. Arrête de crier. Il faut
partir. »
Au bord de la place, ils furent
arrêtés par un vieil homme. Son visage était tout ridé autour de ses yeux
aqueux. Il portait la tunique bleue des ouvriers. « Tu es jeune, dit-il à
Grigori d’une voix vibrante d’angoisse et de fureur. N’oublie jamais cela.
N’oublie jamais les meurtres que le tsar a commis ici aujourd’hui. »
Grigori hocha la tête. « Je
n’oublierai pas, monsieur.
— Puisses-tu vivre longtemps.
Assez longtemps pour nous venger de ce tsar sanguinaire et lui faire payer le
mal qu’il a fait aujourd’hui. »
8.
« Je l’ai portée sur plus
d’un kilomètre. Ensuite, j’étais trop fatigué, alors je suis monté dans un
tram. Je la tenais toujours dans mes bras », dit Grigori à Katerina.
Elle le regardait fixement. Son
beau visage meurtri était pâle d’horreur. « Tu as porté ta mère morte
jusque chez vous en tramway ? »
Il haussa les épaules. « Sur
le coup, je n’ai pas eu l’impression de faire quelque chose de bizarre.
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