La Chute Des Géants: Le Siècle
route de Narva.
Grigori, Lev et leur mère étaient juste à côté de lui : il encourageait
les familles à marcher aux premiers rangs, affirmant que jamais les soldats
n’ouvriraient le feu sur de jeunes enfants. Derrière eux, deux de leurs voisins
portaient un grand portrait du tsar. Gapone leur disait que le tsar était le
père de son peuple. Il écouterait leurs supplications, passerait outre à la
volonté de ses ministres au cœur endurci et exaucerait les demandes
raisonnables des ouvriers. « Le Seigneur Jésus a dit : “Laissez venir
à moi les petits enfants.” Le tsar dit la même chose », criait Gapone.
Grigori le croyait.
Tout près de la porte de Narva,
un arc de triomphe monumental, Grigori se rappelait avoir levé les yeux vers la
statue d’un char tiré par six chevaux gigantesques. Au même moment, un escadron
de cavalerie avait chargé les manifestants, et Grigori avait eu l’impression
que les chevaux de bronze cabrés au sommet de l’édifice avaient pris vie dans
un bruit de tonnerre.
Certains manifestants
s’enfuirent, d’autres tombèrent sous le martèlement des sabots. Grigori se
figea, terrifié, comme Mamotchka et Lev.
Les soldats n’avaient pas dégainé
et semblaient n’avoir d’autre intention que de disperser la foule, mais les
ouvriers étaient trop nombreux et, quelques minutes plus tard, la cavalerie
avait fait volte-face et était repartie.
Quand le défilé avait repris,
l’humeur avait changé. Grigori sentait que la journée ne s’achèverait peut-être
pas sans violence. Il pensait aux forces massées contre eux : la noblesse,
les ministres et l’armée. Jusqu’où iraient-ils pour empêcher le peuple de
s’adresser à son tsar ?
La réponse lui parvint presque
immédiatement. Regardant au-dessus de la rangée de têtes qui le précédait, il
aperçut une ligne d’infanterie et remarqua, avec un frisson de terreur, que les
soldats étaient en position de tir.
Le cortège ralentit. Les gens
avaient compris ce qui les attendait. Le père Gapone, si proche de Grigori que
celui-ci aurait pu le toucher, se retourna et s’adressa à la foule d’une voix
vibrante : « Jamais le tsar ne laissera son armée tirer contre son
peuple bien-aimé ! »
Ses propos furent salués par un
crépitement assourdissant, comme une averse de grêle sur un toit de tôle :
les soldats avaient tiré une première salve. L’odeur âcre de la poudre piqua
les narines de Grigori et la peur lui serra le cœur.
Le prêtre cria : « Ne
vous inquiétez pas, ils tirent en l’air ! »
Une autre volée partit, mais les
balles se perdirent dans le ciel. Le ventre de Grigori se crispa de terreur.
Il y eut ensuite une troisième
salve et, cette fois, les balles ne s’élevèrent pas vers le ciel, inoffensives.
Grigori entendit des cris, il vit des corps s’affaisser. Interdit, il regardait
autour de lui quand Mamotchka le poussa brutalement en hurlant :
« Couche-toi ! » Il se laissa tomber à terre. En même temps,
Mamotchka jeta Lev au sol et s’allongea sur lui.
Nous allons mourir, songea
Grigori, et les battements de son cœur couvrirent le bruit de la fusillade.
Les tirs continuaient,
implacables, un fracas cauchemardesque et obsédant. La foule, affolée, prit la
fuite et de lourdes bottes piétinèrent Grigori, mais Mamotchka lui protégea la
tête et celle de Lev. Ils restèrent couchés là, tremblants, tandis que la
fusillade et les cris se poursuivaient au-dessus d’eux.
Les coups de feu cessèrent enfin.
Sentant sa mère bouger, Grigori leva la tête pour voir ce qui se passait. Des
gens couraient dans tous les sens, ils s’appelaient, mais les cris eux-mêmes
finirent par s’apaiser. « Levez-vous, venez », dit Mamotchka, et ils
se hissèrent péniblement sur leurs pieds et s’éloignèrent rapidement de la
route, enjambant les corps inertes et contournant les blessés qui gisaient dans
leur sang. Ils atteignirent une rue latérale et ralentirent. Lev chuchota à
Grigori : « J’ai fait pipi dans ma culotte ! Ne le dis pas à
Mamotchka ! »
Leur mère bouillait de colère. « Nous
parlerons au tsar ! » criait-elle, et les gens s’arrêtaient devant
son large visage de paysanne et son regard plein de fièvre. Elle avait un torse
puissant et sa voix résonnait d’un bout à l’autre de la rue. « Personne ne
pourra nous en empêcher – il faut aller au palais d’Hiver ! »
Certains l’acclamaient, d’autres
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