La Chute Des Géants: Le Siècle
l’approuvaient d’un hochement de tête. Lev se
mit à pleurer.
En écoutant ce récit, neuf ans
plus tard, Katerina demanda : « Pourquoi a-t-elle fait ça ? Elle
aurait dû ramener ses enfants chez elle, les mettre à l’abri !
— Elle disait toujours
qu’elle ne voulait pas que ses fils mènent la même vie qu’elle, répondit
Grigori. Je crois qu’elle préférait encore que nous mourions tous, plutôt que
de renoncer à l’espoir d’une vie meilleure.
— C’est sans doute
courageux, murmura Katerina, pensive.
— C’est plus que courageux,
fit Grigori avec énergie. C’est héroïque.
— Et ensuite ? Que
s’est-il passé ? »
Ils s’étaient dirigés vers le
centre-ville, avec des milliers d’autres manifestants. Le soleil était haut
dans le ciel, au-dessus de la ville enneigée, et Grigori avait déboutonné son
manteau et dénoué son cache-nez. C’était une longue marche pour les petites
jambes de Lev, mais il était trop hébété et terrifié pour pleurnicher.
Ils arrivèrent enfin sur la
perspective Nevski, la large avenue qui traversait le cœur de la ville. Elle
était déjà noire de monde. Des tramways et des omnibus circulaient dans les
deux sens et des fiacres filaient dangereusement dans toutes les directions – à
l’époque, se rappelait Grigori, il n’y avait pas de taxis automobiles.
Ils rencontrèrent Konstantin, un
tourneur des usines Poutilov. Il annonça gravement à Mamotchka que des
manifestants avaient été tués dans d’autres quartiers de la ville. Mais elle ne
ralentit pas. Le reste de la foule semblait partager sa résolution. Ils
passèrent d’un pas résolu devant des magasins qui vendaient des pianos
allemands, des chapeaux à la mode de Paris et des coupes d’argent spécialement
conçues pour les roses de serre. Dans les bijouteries de cette rue, un noble
pouvait acheter à sa maîtresse un colifichet qui coûtait plus d’argent qu’un
ouvrier d’usine n’en pouvait gagner de toute sa vie, avait-on dit à Grigori.
Ils laissèrent derrière eux le cinéma Soleil, où Grigori aurait tant aimé
aller. Des marchands ambulants faisaient des affaires, vendant le thé de leurs
samovars et des ballons de baudruche multicolores pour les enfants.
Au bout de la rue s’élevaient les
trois grands monuments de Saint-Pétersbourg, côte à côte, sur les rives de la
Neva gelée : la statue équestre de Pierre le Grand, le « cavalier de
bronze » comme on l’appelait, l’Amirauté avec sa flèche et le palais
d’Hiver. La première fois qu’il avait vu ce palais, à douze ans, Grigori avait
refusé de croire que des êtres humains puissent vivre dans un bâtiment aussi
immense. Cela lui paraissait inconcevable. C’était le genre de chose que l’on
trouvait dans les histoires, comme les épées magiques ou les capes qui vous
rendent invisible.
La place devant le palais était
blanche de neige. Tout au fond, contre le bâtiment rouge foncé, s’alignaient
des cavaliers, des carabiniers en longs manteaux et des canons. La foule se
massa sur les bords de la place, gardant ses distances, effrayée par l’armée,
mais de nouveaux manifestants ne cessaient d’affluer depuis les rues
adjacentes, telles les eaux des affluents qui se déversent dans la Neva, et
Grigori se trouvait constamment poussé en avant. Il n’y avait pas seulement des
ouvriers, remarqua-t-il, étonné : beaucoup portaient des manteaux chauds,
comme ceux des bourgeois qui reviennent de l’église, certains ressemblaient à
des étudiants et quelques-uns étaient même vêtus d’uniformes d’écoliers.
Mamotchka les éloigna prudemment
des canons et les fit entrer dans le jardin Alexandrovski, un parc situé devant
le long bâtiment jaune et blanc de l’Amirauté. D’autres avaient eu la même
idée, et la foule commençait à s’y presser. L’homme qui proposait
habituellement des tours de traîneau tiré par des rennes aux enfants de la
bourgeoisie était rentré chez lui. Ici, tout le monde ne parlait que des
massacres : dans toute la ville, des manifestants avaient été fauchés par
les tirs d’artillerie, taillés en pièces par les sabres des cosaques. Grigori
discuta avec un garçon de son âge et lui raconta ce qui était arrivé à la porte
de Narva. Toutes ces nouvelles ne firent que renforcer la colère de la population.
Grigori leva les yeux vers la
longue façade du palais d’Hiver, percée de centaines de fenêtres. Où était
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