La Chute Des Géants: Le Siècle
Ou
plutôt, tout ce qui s’était passé ce jour-là était tellement bizarre que plus
rien de ce que je faisais ne me paraissait étrange.
— Et les gens qui étaient
dans le tram ?
— Le conducteur n’a rien
dit. Il devait être trop choqué pour m’empêcher de monter et, bien sûr, il ne
m’a pas fait payer – de toute façon, je n’aurais pas eu de quoi.
— Alors tu t’es assis, comme
ça ?
— Oui. Je me suis assis, son
cadavre dans les bras, et Lev à côté de moi, qui pleurait. Tout le monde nous
regardait. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient, ça m’était bien égal. Je
n’avais qu’une idée en tête : la ramener chez nous.
— Et c’est comme ça que tu
es devenu chef de famille à seize ans. »
Grigori acquiesça. Ces souvenirs
étaient douloureux, mais l’attention que Katerina lui prêtait lui offrait un
plaiSir intense. Elle avait les yeux rivés sur lui, et écoutait, bouche
bée, avec sur son adorable visage une expression où la fascination le disputait
à l’horreur.
« Ce dont je me souviens le
mieux, c’est que personne ne nous a aidés », reprit-il, et le sentiment de
panique qu’il avait éprouvé, seul au milieu d’un monde hostile, lui revint de
plein fouet. Ce souvenir lui inspirait une colère intacte. C’est fini
maintenant, se raisonna-t-il, j’ai un toit, un travail, et mon frère est
adulte, c’est un jeune homme fort et beau. Les temps difficiles sont passés. Il
n’en avait pas moins une envie irrépressible d’attraper quelqu’un par le cou – un
soldat, un policier, un ministre du gouvernement, ou le tsar lui-même – et
de serrer, serrer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il ferma les yeux,
frissonnant, en attendant que cet élan de fureur se dissipe.
« Ma mère était à peine
enterrée que le propriétaire nous a jetés dehors, prétextant que nous ne
pourrions pas payer ; il nous a pris nos meubles – en échange d’arriérés
de loyer, a-t-il dit, alors que Mamotchka n’avait jamais eu de retard. Je suis
allé à l’église et j’ai dit au prêtre que nous ne savions pas où dormir. »
Katerina laissa échapper un petit
rire dur. « Je devine ce qui s’est passé.
— Ah bon ? demanda-t-il,
surpris.
— Le pope t’a proposé un lit
– le sien. C’est ce qui m’est arrivé.
— Plus ou moins. Il m’a
fourré quelques kopecks dans la main et m’a dit d’aller acheter des pommes de
terre bouillies. Le magasin n’était pas là où il me l’avait indiqué, mais au
lieu de continuer à chercher, je suis vite retourné à l’église, parce que je lui
avais trouvé une drôle d’allure. Effectivement, quand je suis entré dans la
sacristie, il était en train de baisser le pantalon de Lev. »
Elle hocha la tête. « Les
popes m’ont fait ce genre de chose depuis que j’ai douze ans. »
Grigori était scandalisé. Il
avait cru que ce prêtre pervers était une exception. De toute évidence,
Katerina était convaincue que la dépravation du clergé était générale. « Ils
sont tous comme ça ? demanda-t-il, furieux.
— La plupart, si j’en crois
mon expérience. »
Il secoua la tête, écœuré. « Et
tu sais ce qui m’a le plus étonné ? Il n’a même pas eu honte que je le
prenne sur le fait ! Il a eu l’air ennuyé, sans plus, comme si je l’avais
interrompu pendant qu’il méditait sur la Bible.
— Comment as-tu réagi ?
— J’ai dit à Lev de se
reboutonner et nous sommes partis. Le prêtre m’a demandé de lui rendre ses
kopecks, mais je lui ai répondu que c’était une aumône pour les pauvres. Je les
ai dépensés pour nous payer un lit dans un meublé cette nuit-là.
— Et après ?
— J’ai fini par obtenir un
boulot à peu près correct en mentant sur mon âge, j’ai trouvé une chambre et
j’ai appris, jour après jour, à devenir indépendant.
— Et maintenant tu es
heureux.
— Tu veux rire ? Ma
mère aurait voulu que nous ayons une vie meilleure et je vais exaucer son vœu.
Nous quittons la Russie. J’ai presque assez d’argent de côté. Je pars pour
l’Amérique et, quand j’y serai, j’enverrai à Lev de quoi s’acheter un billet.
Ils n’ont pas de tsar là-bas – pas d’empereur, pas de roi, rien de tout
ça. L’armée n’a pas le droit de tirer sur les gens comme elle veut. C’est le
peuple qui gouverne ! »
Katerina était sceptique. « Tu
crois ça ?
— C’est vrai ! »
Quelqu’un frappa à la
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