La Chute Des Géants: Le Siècle
Prince Lichnowsky.
Simple attaché militaire, Walter avait une garçonnière à Piccadilly, à dix
minutes à pied. Mais il espérait pouvoir occuper un jour les magnifiques
appartements privés de l’ambassadeur, à l’intérieur même de ce somptueux
bâtiment. Walter n’était pas prince, certes, bien que son père soit un
excellent ami de l’empereur Guillaume II. Et Walter parlait anglais comme
un ancien élève d’Eton, ce qu’il était. Il avait passé deux ans dans l’armée et
trois à la Kriegsakademie, l’académie de guerre, avant d’entrer dans le service
diplomatique. À vingt-huit ans, il semblait promis à une brillante carrière.
Ce n’était pas seulement le
prestige et la gloire attachés au titre d’ambassadeur qui l’attiraient. Il
était fermement convaincu qu’il n’existait pas plus noble vocation que de
servir son pays. En quoi son père l’approuvait.
Ils étaient en désaccord sur tout
le reste.
Face à face dans le vestibule de
l’ambassade, ils se regardaient. Ils avaient la même taille, mais Otto était
plus lourd, chauve, et portait une moustache en guidon à l’ancienne mode, alors
que Walter arborait une moustache en brosse, bien plus moderne. Ce jour-là, ils
étaient vêtus à l’identique, en habit de velours noir avec des culottes à la
française, des bas de soie et des souliers à boucle. Ils portaient l’un comme l’autre
l’épée et le bicorne. Cet étrange costume était la tenue obligée pour se
présenter à la cour de Grande-Bretagne. « On se croirait au théâtre,
bougonna Walter. Quel accoutrement grotesque !
— Pas du tout, rétorqua son
père. C’est une vieille coutume admirable. »
Otto von Ulrich avait passé une
grande partie de sa vie dans l’armée allemande. Jeune officier au début de la
guerre franco-prussienne, il avait fait traverser à sa compagnie un pont
flottant au cours de la bataille de Sedan. Plus tard, Otto avait été un des
amis vers lesquels le jeune empereur Guillaume s’était tourné après sa rupture
avec Bismarck, le chancelier de fer. Désormais, la mission d’Otto consistait à
se promener d’une capitale européenne à l’autre, telle une abeille se posant
sur des fleurs, butinant le nectar des renseignements diplomatiques et le
rapportant à la ruche. Il croyait en la monarchie et en la tradition militaire
prussienne.
Walter n’était pas moins patriote
que lui, mais il estimait que l’Allemagne devait se moderniser et devenir plus
égalitaire. Comme son père, il était fier des réalisations scientifiques et
technologiques de son pays et de son peuple laborieux et efficace ;
néanmoins il pensait qu’ils avaient beaucoup à apprendre des autres nations – la
démocratie des Américains libéraux, la diplomatie des artificieux Britanniques
et l’art de vivre des élégants Français.
Le père et le fils quittèrent l’ambassade
et descendirent une volée de larges marches pour rejoindre le Mail. Walter devait
être présenté au roi George V, un rituel considéré comme un privilège bien
qu’il ne s’accompagne d’aucun bénéfice particulier. Cet honneur n’était pas
couramment accordé à des diplomates de rang subalterne, mais son père n’avait
aucun scrupule à faire jouer ses relations pour favoriser la carrière de
Walter.
« Les mitrailleuses rendent
toutes les autres armes portables obsolètes », observa Walter, poursuivant
une discussion déjà engagée. Les armes étaient sa spécialité et il était
convaincu qu’il fallait équiper l’armée allemande d’un matériel militaire
ultramoderne.
Otto n’était pas de son avis. « Elles
s’enrayent, elles chauffent et elles manquent leur cible. Un homme armé d’un
fusil vise soigneusement. Mets-lui une mitrailleuse entre les mains et il s’en
servira comme d’un tuyau d’arrosage.
— Quand votre maison est en
flammes, vous n’éteignez pas l’incendie avec des tasses d’eau, même versées
avec la plus extrême précision. Il vous faut un tuyau. »
Otto agita l’index. « Tu n’es
jamais allé au feu – tu ne sais même pas de quoi tu parles. Tu ferais
mieux de m’écouter. Moi, je sais. »
Telle était la conclusion
habituelle de leurs entretiens.
Walter trouvait la génération de
son père arrogante. Cette attitude pouvait se comprendre, il était le premier à
l’admettre. Ces hommes-là avaient gagné une guerre, ils avaient créé l’Empire
allemand à partir de la Prusse et de
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