La Chute Des Géants: Le Siècle
d’identifier son homme parmi toutes ces nuques, redoutant
de devoir constater son absence. Anton était employé à l’ambassade de Russie. S’ils
se retrouvaient dans des églises anglicanes, c’était parce qu’il était sûr de
ne jamais y croiser ses collègues de travail : la plupart des Russes
étaient de confession orthodoxe et les autres étaient bannis du service
diplomatique.
En tant que responsable des
transmissions à l’ambassade, Anton avait accès à tous les télégrammes qui en
partaient et y arrivaient. Une source d’information inestimable. Mais Walter
avait du mal à le tenir, ce qui n’était pas sans lui causer quelque inquiétude.
Anton avait une peur bleue de l’espionnage et il oubliait parfois de venir à
leurs rendez-vous – le plus souvent dans les périodes de tension
internationale comme celle-ci, précisément lorsque Walter avait le plus besoin
de lui.
Walter sursauta en apercevant
Maud. Il reconnut son long cou gracieux émergeant d’un col cassé de style
masculin qui faisait fureur et son cœur cessa de battre. Il ne manquait pas une
occasion d’embrasser ce cou chéri.
Quand il pensait aux menaces de
guerre, il s’inquiétait avant tout pour Maud, son pays passait ensuite. Il
avait honte de son égoïsme, mais ne pouvait rien y faire. Le risque de la
perdre lui paraissait pire que les dangers que courait sa patrie. Il était prêt
à mourir pour l’Allemagne… mais pas à vivre sans la femme qu’il aimait.
Une tête se tourna vers lui dans
la troisième rangée à partir du fond et il croisa le regard d’Anton. C’était un
homme aux cheveux bruns clairsemés et à la barbe rare. Soulagé, Walter se dirigea
vers la nef sud, comme s’il cherchait une place. Après un instant d’hésitation,
il s’assit sur un banc.
Si Anton venait à leurs
rendez-vous, c’était par amertume. Cinq ans plus tôt, un de ses neveux préférés
avait été accusé de menées révolutionnaires par la police secrète du tsar et
emprisonné dans la forteresse Pierre-et-Paul, située au cœur de Saint-Pétersbourg,
face au palais d’Hiver sur l’autre rive de la Neva. Le jeune homme, un étudiant
en théologie, était parfaitement innocent, mais avant d’être libéré, il avait
contracté une pneumonie à laquelle il n’avait pas survécu. Depuis lors, Anton
exerçait sur le gouvernement du tsar une vengeance discrète et impitoyable.
Dommage que l’église soit aussi
bien éclairée. Christopher Wren, son architecte, avait percé ses murs de
longues rangées d’immenses fenêtres romanes. La pénombre gothique aurait été
plus propice aux intentions de Walter. Toutefois, Anton avait bien choisi sa
place, à l’extrémité d’un banc, à côté d’un enfant et derrière un pilier de
bois massif.
« Excellente position,
murmura Walter.
— On peut quand même nous
voir depuis la galerie », nuança Anton d’un air inquiet.
Walter secoua la tête. « Ils
sont tous tournés vers l’autel. »
Anton était un vieux célibataire,
un petit homme d’une propreté franchement maniaque : sa cravate était
impeccablement nouée, tous les boutons de sa veste fermés, ses chaussures
brillantes à force d’être cirées. Son costume fatigué, maintes fois brossé et
repassé, avait perdu l’éclat du neuf. Sans doute souhaitait-il prendre ses
distances avec le caractère sordide de l’espionnage, avait conclu Walter. Après
tout, cet homme était ici pour trahir sa patrie. Et moi pour l’encourager à le
faire, pensa-t-il, soudain d’humeur sombre.
Walter se tut, respectant le
silence qui précédait le début de l’office, mais, dès que retentit le premier
cantique, il demanda à voix basse : « Quelle est l’atmosphère à
Saint-Pétersbourg ?
— La Russie ne veut pas la
guerre, répondit Anton.
— Bien.
— Le tsar craint qu’elle ne
favorise une révolution. » Chaque fois qu’Anton parlait du tsar, on l’aurait
cru sur le point de cracher. « La moitié de Saint-Pétersbourg est déjà en
grève. Naturellement, il ne lui vient pas à l’idée que si les gens veulent la
révolution, c’est à cause de sa bêtise et de sa brutalité.
— En effet. » Walter le
savait d’expérience, les opinions d’Anton étaient toujours déformées par la
haine que lui inspirait le tsar pourtant, dans ce cas précis, il n’était pas
loin de la vérité. S’il ne détestait pas le souverain russe, Walter le
craignait. Ne commandait-il pas la
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