La Chute Des Géants: Le Siècle
ils durent s’écarter pour la laisser passer. En regardant les
passagers assis à l’arrière, Lev fut stupéfait de reconnaître la Princesse Bea.
« Bon sang !» s’exclama-t-il.
En un éclair, il fut ramené à Boulovnir et à la vision cauchemardesque de son
père mourant au bout d’une corde sous le regard de cette femme. La terreur qu’il
avait éprouvée ce jour-là ne ressemblait à rien de ce qu’il avait pu ressentir
depuis. Rien ne lui ferait jamais aussi peur que ce spectacle, ni une bagarre
de rue, ni la matraque d’un flic, ni un flingue braqué sur lui.
La voiture s’arrêta devant la
gare. Lev fut submergé de haine et de dégoût lorsque la Princesse Bea en
descendit. Le pain qu’il mâchait avait un goût de terre et il le recracha.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? »
demanda Spiria.
Lev reprit ses esprits : « Cette
femme est une princesse russe. Elle a fait pendre mon père il y a quatorze ans.
— Salope ! Qu’est-ce qu’elle
fout ici ?
— Elle a épousé un lord
anglais. Ils doivent habiter dans le coin. Peut-être que cette mine lui
appartient. »
Le chauffeur et une femme de
chambre déchargeaient des bagages. Lev entendit Bea s’adresser en russe à cette
dernière, qui lui répondit dans la même langue. Tous trois entrèrent dans la
gare, puis la femme de chambre ressortit pour acheter un journal.
Lev décida de l’aborder. Il ôta
sa casquette, s’inclina respectueusement et dit en russe : « Vous
devez être la Princesse Bea. »
Elle rit de bon cœur. « Ne
soyez pas ridicule. Je suis Nina, sa femme de chambre. Qui êtes-vous ? »
Lev se présenta, présenta Spiria
et raconta le périple qui les avait conduits ici, expliquant qu’il leur était
impossible de s’acheter à manger.
« Je reviens ce soir, dit
Nina. Nous allons seulement à Cardiff. Présentez-vous à l’entrée de service de
Ty Gwyn et je vous donnerai un peu de viande froide. Prenez la route au nord de
la ville et marchez jusqu’à ce que vous aperceviez le château.
— Merci, belle dame.
— Je pourrais être votre
mère, répliqua-t-elle, ne pouvant s’empêcher de minauder. Je ferais mieux d’apporter
son journal à la princesse.
— C’est quoi, ce gros titre ?
— Ça s’est passé à l’étranger,
répondit-elle d’un air indifférent. Un assassinat. La princesse est dans tous
ses états. L’archiduc François-Ferdinand d’Autriche s’est fait tuer dans une
ville qui s’appelle Sarajevo.
— Ça doit être terrifiant
pour une princesse.
— Oui, fit Nina. Mais ça ne
changera sûrement rien pour les gens comme vous et moi.
— C’est vrai. Vous devez
avoir raison. »
VII.
Début juillet 1914
1.
Les paroissiens de l’église St
James de Piccadilly étaient les plus chèrement vêtus du monde. C’était le lieu
de culte préféré de l’élite londonienne. En théorie, l’ostentation n’y était
guère appréciée, mais une femme était bien obligée de porter un chapeau et, ces
temps-ci, il était quasiment impossible d’en acheter un qui ne soit pas orné de
plumes d’autruche, de rubans, de nœuds et de fleurs en soie. Depuis le fond de
la nef, Walter von Ulrich avait vue sur une jungle de formes et de couleurs
extravagantes. Les hommes, par contraste, paraissaient tous identiques, avec
leur habit noir et leur col droit blanc, leur haut-de-forme sur les genoux.
La plupart de ces fidèles ne
comprenaient pas ce qui s’était passé sept jours plus tôt à Sarajevo, se dit-il
non sans amertume, et certains d’entre eux ne savaient même pas où se trouvait
la Bosnie-Herzégovine. Ils étaient certes choqués par l’assassinat de l’archiduc,
mais se révélaient incapables d’en imaginer les conséquences pour le reste du
monde. Ils étaient vaguement désemparés, voilà tout.
Ce n’était pas le cas de Walter.
Il savait exactement ce qu’annonçait ce drame : une menace sérieuse pour
la sécurité de l’Allemagne. En ce périlleux instant, les gens comme lui avaient
le devoir de protéger et de défendre leur patrie.
Aujourd’hui, la première de ses
missions était d’apprendre ce que pensait le tsar de toutes les Russies. Tout
le monde en Allemagne souhaitait le savoir : l’ambassadeur, le père de
Walter, le ministre des Affaires étrangères à Berlin et le kaiser en personne.
Et Walter, en bon officier des renseignements, disposait d’un informateur.
Il parcourut l’assemblée du
regard, s’efforçant
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