La Collection Kledermann
Il est probable que l’on ne lui ait pas demandé son avis. Cet homme arrivé en ambulance et que l’on gardait pratiquement au secret était grandement pratique pour éloigner les curieux ! Cela dit, je suis d’accord avec vous, c’est sûrement plus agréable de trépasser – en admettant que l’on puisse trouver quelque agrément à la chose ! – en face d’un tel décor ! D’autant que cette demeure est plus aimable qu’un logis féodal, si admirable soit-il !… Tiens ! On dirait que ça bouge chez nos voisins ?
En effet, deux des portes-fenêtres donnant sur la terrasse venaient de s’éclairer. Une main invisible ouvrit l’une d’elles, sans doute pour laisser entrer la douceur de la nuit où s’attardait un parfum de lilas. Quelques instants plus tard, le piano de tout à l’heure préludait. Et une voix de femme se fit entendre…
La main de Cornélius se crispa sur le fourneau de sa pipe. Cette voix, il croyait bien la reconnaître pour celle qui l’avait tenu captif pendant tant de jours… Cependant ce ne fut qu’une impression fugitive. Seulement quelques notes et elle parut trébucher, repartit plus voilée, plus rauque aussi. Hubert tourna un regard inquiet vers son ami :
— Vous pensez que c’est… la Torelli ?
— Je l’ai cru un instant mais à présent…
— Ce serait assez normal qu’elle soit ici.
— Sans doute, mais on a plutôt l’impression que c’est quelqu’un qui essaie de lui ressembler. Et je ne connais ni cette musique ni la langue dans laquelle on chante...
— C’est la « Chanson de Solveig », de Grieg ! Du norvégien ! Une chanson d’amour nostalgique, certes, mais non désespérée ! Écoutez ça. La voix devient rauque comme si elle allait se briser…
Elle se brisa d’ailleurs presque aussitôt sur une toux suivie d’un cri de rage qui s’acheva en sanglots puis ce fut le silence. Peu après la lumière s’éteignit mais la fenêtre resta ouverte encore quelques minutes. Jusqu’à ce que l’on vienne la refermer…
Les deux hommes demeurèrent un moment sans parler, regardant la grande demeure où ils ne voyaient plus rien d’éclairé, mais comme ils ne la surveillaient pas de face mais en biais, il était possible qu’il y eût de la lumière aux fenêtres les plus éloignées sans qu’ils puissent s’en rendre compte si les rideaux étaient tirés.
Cornélius ôta sa pipe de sa bouche :
— J’aimerais savoir ce qui se passe dans cette baraque ! fit-il entre ses dents.
— Nous venons seulement d’arriver ! Mais comme nous sommes là pour ça, il faut prendre patience, mon ami ! Dans l’immédiat, c’est Boleslas que je vais expédier à la chasse aux renseignements. Il y a un marché demain, en bas. Il ira faire connaissance et il m’étonnerait fort qu’il ne nous rapporte pas un commérage !
— Vous croyez ? Pardonnez-moi mais il a l’air légèrement… empaillé !
— Il n’en a que l’air. En fait, il est très futé…
— Futé ?
— Habile… astucieux ! En plus la langue ne lui pose aucun problème. Comme tous les Slaves il doit en pratiquer cinq ou six… facilement ! Enfin il joue les imbéciles comme personne ! Sur ce, venez boire un verre et allons nous coucher. Un : je ne pense pas qu’une veille s’impose cette nuit. Et deux : on l’a bien mérité !
Le professeur feignait la décontraction pour dissimuler la vague inquiétude qui lui venait. Il n’ignorait rien de ce qu’avaient été les relations entre son nouvel ami et la cantatrice meurtrière. Se pourrait-il qu’il subsistât dans le cœur ingénu une ultime braise mal éteinte et capable de renaître ?… Il allait falloir veiller au grain ! Et peut-être prévenir son cousin et son ancien élève tant qu’ils étaient encore dans le pays !
Mais le lendemain matin, un messager du Splendide Royal Hôtel, apporta une lettre adressée à « Mrs. Albina Santini », annonçant que l’on était rappelés à Paris d’urgence… En attendant que Langlois envoie un ou deux sbires, Hubert se promit de surveiller discrètement son associé !
Il était près de neuf heures du soir, ce même jour, quand la voiture d’Adalbert franchit le portail de l’hôtel de Sommières… À l’exception d’un arrêt assez bref pour déjeuner et trois autres encore plus courts pour prendre de l’essence et remettre de l’eau dans le radiateur, ils arrivaient tout droit de Lugano sans qu’Adalbert eût accepté la proposition d’Aldo de le
Weitere Kostenlose Bücher