La Comte de Chanteleine - Épisode de la révolution
l’enfer ; il fallait bien qu’il y eût quelque chose de cela, puisque le seul d’entre eux à y avoir hasardé le pied en revint mauvais et criminel.
Cette affaire, qui fit un si grand scandale, s’était passée deux ans auparavant, et Karval avait quitté le pays en proférant des menaces de vengeance. On en haussa les épaules.
Mais ce que l’on pouvait mépriser de la part d’un voleur obscur méritait attention, quand ce voleur fut devenu un des agents bas et terribles du Comité de salut public. Aussi le comte, en pressant sa marche vers le château, commençait à soupçonner de sinistres événements auxquels les paroles de Karval avaient fait, allusion. Cependant, la bonté de sa femme devait être une sauvegarde pour elle ; en effet, pendant vingt années de sa vie, de 1773 à 1793, M me de Chanteleine se consacra tout entière au bonheur de ceux qui l’approchaient. Elle savait qu’elle rendait son mari heureux en faisant le bien. Aussi la voyait-on sans cesse au chevet des malades, recueillant les vieillards, faisant instruire les enfants, fondant des écoles, et plus tard, quand Marie atteignit l’âge de quinze ans, elle l’associa à toutes ses bonnes œuvres.
Cette mère et cette fille, unies dans un même esprit de charité, et accompagnées de l’abbé Fermont, le chapelain du château, couraient les villages de la côte, depuis la baie de la Forêt jusqu’à la pointe du Raz ; elles consolaient et répandaient leurs délicates aumônes sur ces familles de pêcheurs si souvent éprouvées par les tempêtes.
– Notre maîtresse, l’appelaient les paysans.
– Notre bonne dame, disaient les paysannes.
– Notre bonne mère, répétaient les enfants.
On comprend donc combien Kernan, devait être envié de tous, lui que Marie appelait son oncle, lui qui la nommait sa nièce, lui, le propre frère de lait du comte.
Lorsque celui-ci quitta le château après le soulèvement de Saint-Florent, ce fut sa première absence du foyer domestique, la première séparation du comte et de la comtesse ; elle fut douloureuse, mais Humbert de Chanteleine, emporté par le sentiment du devoir, partit, et sa courageuse femme ne put qu’approuver son départ.
Pendant les premiers mois de la guerre, les deux époux eurent souvent des nouvelles l’un de l’autre par des émissaires dévoués ; mais le comte ne put abandonner un seul jour l’armée catholique pour venir embrasser les siens ; des événements impérieux le clouèrent toujours à son poste ; depuis dix longs mois, il n’avait pas revu sa chère famille ; depuis trois mois même, depuis les désastres de Grandville, du Mans, de Chollet, il était sans nouvelles du château.
Son inquiétude se comprend donc, quand, accompagné de son fidèle Kernan, il revint vers le domaine de ses aïeux. On devine avec quelle émotion il mit le pied sur la côte du Fouesnant. Il n’était plus qu’à deux heures des embrassements de sa femme et des baisers de sa fille.
– Allons, Kernan, marchons, dit-il.
– Marchons ! répondit le Breton, et vite, cela nous réchauffera.
Un quart d’heure après, le maître et le serviteur traversèrent le bourg du Fouesnant, encore profondément endormi, et prirent le long du cimetière, dévasté pendant la dernière visite des Bleus.
Car les gens du Fouesnant avaient donné des premiers contre la Révolution, à propos des prêtres jureurs qui leur furent envoyés par les Municipalités ; le 19 juillet 1792, trois cents d’entre eux, conduits par leur juge de paix, Alain Nedelec, se battirent dans le bourg même contre les gardes nationaux de Quimper. Ils furent écrasés ; les vainqueurs firent paître leurs chevaux dans le cimetière, et bivouaquèrent au milieu de l’église ; le lendemain, trois charretées de vaincus rentraient à Quimper, et le premier martyr de la Bretagne, Alain Nedelec, étrennait le nouvel instrument de mort, que les administrateurs bretons appelaient la « machine à décapiter », et sur laquelle le procureur général syndic leur adressait de sa main des instructions soigneusement détaillées touchant la manière de s’en servir. Depuis, le bourg ne s’était pas relevé de sa défaite.
– On voit que les Bleus ont passé par là ! dit Kernan, des ruines et des profanations !…
Le comte ne répondit pas, et prit à travers ces longues plaines qui venaient mourir à la mer. Il était alors six heures du matin ; un froid assez vif avait
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