La Comte de Chanteleine - Épisode de la révolution
l’argument du chevalier comme irréfutable.
– Oui ! dit-il, qui la protégerait alors ? Ah ! monsieur Henry, il lui faudrait un brave cœur pour l’aimer, et le bras d’un mari pour la défendre ! Mais qui oserait prendre à sa charge cette jeune fille proscrite et sans fortune ?
– Il ne faudrait pas être bien audacieux pour le faire, répondit Henry avec vivacité, la connaissant comme nous pouvons la connaître ! Marie a passé par de terribles épreuves, et elle fera une digne femme, la femme qu’il faut à un honnête homme pour traverser les époques révolutionnaires.
– Vous avez raison, monsieur Henry, reprit Kernan, si on la connaissait, mais on ne la connaît pas, et il n’y a guère d’apparence que dans ce village de Douarnenez nous trouvions jamais le mari qui convient à ma nièce.
En parlant ainsi, le Breton voulait obliger le jeune homme à s’ouvrir plus clairement ; mais cette réponse produisit un effet tout opposé. Le chevalier crut voir dans ces paroles une désapprobation complète. Et ce jour-là il n’en dit pas davantage, ce dont Kernan fut très vexé.
Le mois de février se passa. Pendant la semaine, chacun travaillait de son mieux ; le dimanche, le comte lisait l’office divin dans la salle basse, et ces pieuses gens y apportaient une ferveur vraiment catholique ; ils imploraient le Ciel pour leurs martyrs, et, en vrais chrétiens, ils priaient aussi pour leurs ennemis, sauf Kernan. Le Breton faisait seul exception ; il n’était pas chrétien jusqu’à l’oubli des injures, et chaque soir sa prière était suivie d’un serment de vengeance.
Puis, quand le temps était beau, Kernan proposait une promenade sur la côte. Le plus souvent, le comte restait à la maison. Alors Henry, Kernan et Marie s’en allaient par les rochers ; ils gravissaient la colline sur laquelle est assis le village de Douarnenez ; ils remontaient la grande route du côté de l’église qui domine la baie, et de là leurs regards se perdaient sur ce morceau de mer largement ouvert à l’horizon, qui a ses tempêtes et ses sinistres comme l’océan. Quel magnifique spectacle que celui de cette baie agitée et furieuse ! On apercevait quelque barque attardée qui, sa voile au bas ris, luttait avec les vagues, disparaissait parfois, et se voyait entraînée souvent loin du port ; de là, l’œil suivait jusqu’à la pointe du Raz ce long promontoire qui s’enfonçait dans la mer.
Henry, très au courant des choses du pays, faisait admirer ces beaux points de vue à sa compagne ; il l’instruisait ; il lui nommait tous les clochers, ceux de Poullan, de Beuzec, de Pont-Croix, de Plogoff, qui signalaient alors tant de paroisses désertes.
Puis les promenades se prolongeaient jusque du côté de Sainte-Anne de la Palud ; on tournait la baie ; on apercevait au loin la chaîne des monts d’Aray affaissés sur eux-mêmes comme des montagnes fatiguées qui se seraient couchées dans la plaine.
Un autre jour, les promeneurs faisaient bravement leurs quatre lieues de pays et allaient écouter l’océan mugir à la pointe du Raz. Là, le ressac produisait des effets merveilleux et terribles sur les rocs de cette petite baie au nom sinistre, qui s’appelle la baie des Trépassés. Ce spectacle des flots irrités impressionnait vivement la jeune fille ; elle se serrait au bras du chevalier quand les nappes d’écume enlevées par le vent retombaient en bruyantes cataractes.
Il y avait aussi certaines vieilles légendes qu’Henry racontait et dont la plus célèbre est celle de la fille du roi Canut, qui livra au diable les clés d’un puits immense et sans fond. C’était du temps où des plaines immenses s’étalaient à la place de la baie ; mais les portes du puits ayant été imprudemment ouvertes, les flots firent irruption, noyèrent les villes, les habitants, les troupeaux, tout ce pays alors si fertile, et formèrent ce bras de mer qui s’est appelé depuis la baie de Douarnenez.
– Un singulier temps que celui où l’on croyait à de pareilles choses, disait Henry.
– Ne valait-il pas notre siècle de malheur ? répondait Kernan.
– Non, Kernan, reprenait le jeune homme, car les époques d’ignorance et de superstitions sont toujours détestables ; il n’en peut rien sortir de bon ; tandis que, lorsque Dieu aura pris pitié de la France, qui sait si de ces épouvantables excès l’humanité n’aura pas retiré quelque profit que nous ne
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