La cote 512
c’est avec ça qu’on doit faire la guerre, lança-t-il à son collègue.
Célestin se rassit. Pour le coup, il n’avait plus faim. Il allait falloir obéir à ces imbéciles galonnés qui rêvaient de médailles sans avoir jamais connu la guerre. Au moins, dans la police, on s’élevait au mérite, et ses supérieurs directs connaissaient bien le terrain. Une ombre vint se mettre près de lui : c’était le pauvre Béraud qui semblait s’attacher à lui comme un jeune chien à son maître. D’autres soldats quittèrent le wagon et se mirent à flâner sur le quai en allumant leurs cigarettes.
— C’est un bon jus qu’il nous faudrait, à c’t’heure, brama Flachon.
— Du café moulu, j’en ai dans ma besace, mais c’est l’eau chaude qui va manquer, répondit Béraud, content de se faire bien voir des autres.
— De l’eau chaude ? Attends un peu…
Célestin s’était levé. Il vida sa gourde sur les rails et s’approcha de la locomotive qui se reposait dans de grands soupirs de vapeur. Un des mécaniciens graissait les embiellages tandis que l’autre, resté dans la cabine de conduite, vérifiait les pressions. Comme il transpirait, il se passa un mouchoir sale sur le front et remarqua Célestin.
— Salut, mon gars. Qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?
— Vous avez bien de l’eau chaude, là-dedans ? demanda le jeune homme en tendant sa gourde.
— Sûr que c’est pas ça qui manque.
Le cheminot prit la gourde et, ouvrant une vanne d’évacuation dans le circuit d’eau, la remplit à ras bord. Il la rendit toute fumante à Célestin.
— Et qu’est-ce que tu vas faire avec ça ?
— Un jus. Il y a un type de ma section qui a du café.
— Tu es un malin, toi !
Les deux mécaniciens regardèrent Célestin rejoindre les autres soldats : combien ils en avaient transporté, de ces jeunes appelés qui allaient au casse-pipe sans se douter de ce qui les attendait, lit c’était les mêmes trains qui les ramenaient, éclopés, mutilés, cassés, plus bons à rien sauf à rappeler à ceux de l’arrière que là-bas, au nord, à l’est, on se battait pour eux. Sur le quai, le café de Béraud fut chaleureusement salué par les copains. Puis il y eut des coups de sifflet, on rembarqua, les portes se refermèrent et le train repartit. Cette fois, plus personne ne songeait à plaisanter. Ils avaient regardé une carte, Compiègne, c’était plus si loin du front. Un des soldats nettoyait son fusil, les autres restaient silencieux, et leur silence était comme une prière. Quand il pensait à ce qui les attendait, Célestin sentait son cœur bondir dans sa poitrine, comme s’il se réveillait d’un coup et que la réalité était beaucoup plus inquiétante que ses rêves.
Ce fut en fin d’après-midi qu’ils arrivèrent à Crouy, au nord de Soissons. Un vent glacial précédait la nuit. Il y eut des cris, des ordres lancés par les officiers à cheval, les soldats se mirent en marche par petites troupes d’une quarantaine d’hommes. Béraud n’avait pas lâché Célestin, jusqu’ici on leur avait laissé la liberté de se regrouper comme ils le voulaient. Ils avancèrent à marche forcée à travers une campagne noire d’automne et de nuit, traversant aux abords des cours d’eau des nappes de brume qui leur donnaient l’air de fantômes. Et brusquement, loin devant eux, il y eut un sourd grondement tandis que de brèves lueurs, semblables à celles d’un orage, illuminaient fugitivement l’horizon.
— Les canons, murmura Fontaine qui marchait derrière Célestin.
Tous les soldats gardaient les yeux rivés à ces lumières de mort décalées de quelques secondes du bruit menaçant des explosions. Le lieutenant de Mérange, qui chevauchait à leurs côtés, leur ordonna de maintenir l’allure : ils avaient plus de vingt kilomètres à parcourir, et déjà il faisait presque nuit. Pas assez, cependant, pour leur dissimuler les croix de bois d’un cimetière militaire fraîchement installé en bordure de la route.
— Pauvres gars, dit quelqu’un.
— En tout cas, celui-là est plein, il n’y a plus de place pour nous !
— T’as raison, Flachon, nous, on restera pourrir sur place.
— Silence ! cria Mérange. Et accélérez le pas !
Ils arrivèrent à Chavonne à la nuit noire. Ils
s’étaient faits au bruit de la canonnade, mais celle-ci était maintenant toute proche. Le petit village était complètement vidé de ses
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