La cote 512
sous la main, Octave, et je n’ai jamais fait d’autopsie.
— C’est une enquête, alors ?
— Appelle ça comme tu voudras. Comment je peux le transporter ?
— Attendez-moi ici.
Célestin resta seul un instant à côté du corps sans vie du lieutenant. La mort l’avait encore rajeuni, lui donnant presque le visage d’un enfant. La Guimauve revint en tirant une carriole.
— Je vous préviens, je n’ai pas de cheval.
— Je me débrouillerai, merci.
Les deux hommes chargèrent le cadavre dans la carriole dont les roues grinçaient sinistrement et Célestin, la tirant comme il pouvait, s’éloigna dans le petit matin. Un rayon de pâle soleil, coincé entre les nuages bas et l’horizon, l’éclairait de côté. Octave le regarda partir en se roulant une cigarette qu’il alluma avant de se remettre au travail.
Chapitre 6
INDICES
Célestin se demanda longtemps après comment il avait pu traîner son mort jusqu’à Vailly. Le soleil, après avoir fait mine de se montrer, avait complètement disparu dans un ciel gris qui retenait la pluie. Le vent avait forci, une bise aigre qui sifflait au ras du sol et que Louise prenait de face, se courbant pour diminuer la prise qu’il offrait. Son visage était glacé, insensible, ses yeux pleuraient et les larmes qui lui déformaient la vue donnaient au paysage désolé un relief inattendu. Le jeune policier s’accrochait, suivant la bordure d’un champ pour ne pas s’enliser, puis s’enfonçant dans les ornières d’un chemin qu’il dut quitter pour contourner une mare provoquée par les pluies des jours précédents. Et toujours, lancinante derrière lui, la petite musique grinçante des deux essieux rouillés. Par bonheur, les tirs d’artillerie avaient cessé, il n’y avait plus que la plainte du vent dans lequel Célestin s’enfonçait. Comme il passait sur un plateau caillouteux où tout paraissait immobile, où le ciel lui-même, dans son infinie tristesse, semblait avoir été là, pesant et gris, de toute éternité, il eut l’impression qu’il n’y avait plus que lui sur la terre ravagée, lui et sa carriole macabre luttant contre les éléments, arrachant chaque pas dans la souffrance et s’efforçant d’écarter l’idée d’un désespoir plus grand encore. Quelques corbeaux l’accompagnaient, seul cortège funèbre à travers la campagne saccagée. Les plus curieux s’étant perchés sur les montants de la charrette, Célestin dut s’arrêter pour les chasser. L’un d’eux, déjà, s’était agrippé à la manche de l’uniforme en loques et s’apprêtait à donner les premiers coups de bec dans la main du cadavre. Le jour ne se levait toujours pas vraiment, et Célestin eût été bien incapable de dire depuis combien de temps il marchait lorsqu’il croisa un homme souriant en tenue d’aviateur, qui semblait sorti de nulle part. Le nouveau venu lui offrit une cigarette et se présenta :
— Antoine Daviel. J’ai dû atterrir en catastrophe en pleine nuit, mon avion est malheureusement en piteux état. Quelle est la ville la plus proche ?
— Je vais à Vailly, c’est le clocher, là-bas. Et derrière, il y a Soissons.
— Alors permettez que je vous accompagne.
Ils se remirent en route. Le pilote jeta sa cigarette et désigna la carriole.
— Cet homme est blessé ?
— Il est mort.
— Vous… Vous voulez l’enterrer ?
— Je veux savoir de quoi il est mort.
Surpris, Daviel jeta un coup d’œil au cadavre qui présentait dans son dos une large tache de sang.
— Il semble qu’il ait reçu une balle dans le dos.
— C’est aussi ce que je pense. Et je voudrais savoir qui l’a tirée.
— Un soldat allemand, je présume.
— Je n’en suis pas sûr.
Daviel hocha la tête, perplexe, et alluma une autre cigarette.
— Est-ce la guerre qui nous rend fous, ou faisons-nous la guerre parce que nous sommes fous ?
Un croassement moqueur lui répondit.
Célestin avait craint d’attirer l’attention en arrivant à Vailly, mais dans la cohue des transports de troupes et des véhicules de ravitaillement, au milieu du manège incessant des ambulances dont les moteurs couvraient les vociférations des sous-officiers chargés de la circulation, il passa complètement inaperçu. Daviel l’avait quitté à l’entrée de la ville, il avait trouvé une voiture d’intendance qui partait sur Soissons. Toujours tirant sa charrette, Louise parvint devant l’église. Des infirmiers y entraient
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