La cote 512
froid, plein de graviers et il ne restait plus de café. Quant aux boules de pain, la plupart d’entre elles avaient pris la flotte. Comme d’habitude, les hommes se rabattaient sur le pinard, un gros rouge qui devait avoisiner les treize degrés et dont l’intendance n’était jamais avare. Célestin emboîta le pas des terrassiers et leur proposa une lampée de vin. Le temps qu’ils boivent, il obtint le renseignement qu’il désirait : l’emplacement exact des charniers, ces champs d’horreur où l’on empilait les cadavres avant de les enterrer pêle-mêle, enchevêtrés dans la mort qui prenait alors la figure irréelle d’un puzzle macabre. À la nuit, les bombardements recommencèrent. Aveuglés par la pluie, les artilleurs allemands tiraient au jugé, les obus s’éparpillaient tout autour, mais comme l’un d’eux venait de se ficher dans la paroi de la tranchée, heureusement sans exploser, l’adjudant ordonna à ses hommes de se planquer dans les abris. Célestin se retrouva avec Fontaine et Béraud, tout heureux de l’avoir vu revenir à la section.
— Un moment, j’ai cru que vous étiez mort, et je me suis dit que c’était quand même pas juste.
— Pas juste ? Parce que tu crois qu’à la guerre, il y a une justice ? Où t’as été chercher ça ?
Le jeune homme baissa les yeux, embarrassé, puis murmura :
— N’empêche, je suis content quand même.
— Pas tant que moi.
Une explosion toute proche qui secoua l’abri les fit taire. La charpente de rondins, ébranlée, laissa tomber de la terre sur les képis qu’ils n’avaient pas ôtés. Fontaine éternua et se passa la main sur le visage.
— Ça va durer longtemps, à votre avis ?
— Ça peut, répondit Fontaine. Avant-hier, ils nous ont assaisonnés comme ça toute la nuit, et même une bonne partie de la matinée. On dirait qu’ils nous en veulent, de leur avoir piqué leur tranchée !
Célestin réfléchit. La lampe à pétrole qui les éclairait chichement creusait des trous d’ombre sur les visages de ses compagnons immobiles et résignés et, lorsque la flamme faiblissait, on eût pu les prendre pour deux momies accroupies dans une catacombe en ruines. S’il avait bien compris les explications des territoriaux, le jeune policier pensait pouvoir atteindre la fosse commune en moins de deux heures. Il regarda sa montre : il n’était pas encore onze heures du soir. Il pouvait dormir quatre heures puis, à condition de passer entre les obus, arriver aux premières lueurs de l’aube. Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait trouver là-bas, seulement une horreur à l’état brut que son imagination ne pouvait même pas appréhender. Mais plus il y pensait, plus la mort du lieutenant de Mérange lui paraissait suspecte. Il se remémora leurs quelques conversations, l’amour qu’il prétendait porter à sa femme et la surprenante désinvolture avec laquelle il était prêt à la tromper avec la jolie bourgeoise d’Orléans. Il y avait aussi la briqueterie : de Mérange devait être probablement une sorte de notable, un homme important dans sa petite ville. Et un homme riche. Les images commencèrent à se brouiller, Joséphine descendait le grand escalier d’un hôtel particulier, La Guimauve la guettait caché derrière une vieille armure, puis ce fut un grand champ d’herbe verte dans lequel il était impossible d’avancer, le ciel se couvrit de nuages et les premiers coups de tonnerre se firent entendre. Célestin se réveilla en sursaut. Il s’était endormi un bon bout de temps. Les explosions se faisaient plus sporadiques, comme pour rappeler seulement qu’on était sur le front de la guerre et qu’on pouvait y mourir à tout moment. Il était temps d’y aller. Célestin regarda ses deux compagnons endormis et, sans les déranger, quitta la cagna. Dehors, la pluie avait cessé. Les nuages, chassés par un vent glacial, s’effilochaient en laissant voir le mauvais sourire d’une demi-lune éblouissante. À intervalles réguliers, des fusées éclairantes dévoilaient le chaos du no man’s land que cet éphémère jour artificiel rendait irréel et blafard, comme une image surexposée de cinématographe. Deux sentinelles avaient été laissées en faction aux petits postes, ce qui allait obliger Louise à faire un large détour pour ne pas se faire voir. Il prit le premier boyau de communication qu’il trouva. Lorsque le sifflement d’un obus qui arrivait se faisait trop
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