La cote 512
land qui séparait les deux camps. Une fusée éclairante partit en l’air et sa grande fleur blanche éclatée dans le ciel illumina brutalement la scène.
— Reviens, espèce de con ! cria Flachon.
Mais l’autre, rendu fou par la peur, par la menace de cette explosion qui pouvait à chaque seconde les anéantir, continuait à courir, trébuchant parfois, se relevant, braillant des injures. La lumière aveuglante lui dessinait sur le sol inégal une ombre grotesque. Il détacha de sa ceinture une grenade, il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres de la tranchée adverse. Rivés au parapet, les autres soldats de la section ne le quittaient pas des yeux, espérant un improbable miracle.
— Mais il va y arriver, le Corsico !
De fait, le soldat avait dégoupillé sa grenade et s’apprêtait à la lancer. Peut-être, en face, les autres n’arrivaient-ils pas à l’ajuster ? Au moment où il armait son geste, il y eut un coup de feu, un seul. Touché en pleine poitrine, le Corse s’écroula, emprisonnant la grenade sous lui. Il y eut quelques secondes de silence, plus rien ne bougeait. Et puis la grenade explosa. Le corps déchiqueté parut littéralement s’éparpiller. La fusée jeta ses derniers feux et ce fut de nouveau la nuit. Une chape de plomb tomba sur les hommes de la tranchée. Le lieutenant Doussac lui-même se taisait, conscient que rien ne pouvait plus atténuer la terreur qui glaçait le cœur de ses soldats. Craignant un nouvel assaut, les Allemands balançaient au jugé des grenades, et la mitrailleuse avait repris son crépitement. Après une dizaine de minutes, les tirs cessèrent et le silence revint, insupportable. Une bouteille de gnôle circulait de main en main, les hommes au passage en sifflaient de larges rasades qui leur brûlaient le gosier, les yeux leur piquaient, ils reniflaient un bon coup et reprenaient leur garde. La délivrance vint au bout de la nuit, alors que tombait le froid de glace précédant l’aube. Il y eut des cliquetis de ceinturons et une cohorte d’ombres envahit la tranchée. C’était la relève. À la tête d’une vingtaine d’hommes, un vieil adjudant résigné échangea quelques mots avec Doussac. Quand il apprit qu’une mine avait été creusée sous leurs pieds, il fit un vague geste de la main, comme pour s’en remettre au destin. La section de Louise ne mit pas dix minutes à déguerpir. Le soulagement des soldats était presque palpable, Flachon se retenait de chanter et Fontaine sifflotait. Arrivés au bout du boyau d’accès à la tranchée de deuxième ligne, ils allumèrent les premières cigarettes. C’était encore dangereux, mais Doussac n’avait pas le cœur à les réprimander. Célestin, lui aussi gagné par l’euphorie, regardait disparaître au ciel les dernières étoiles quand la terre se mit à trembler. Tout à coup, une montagne de terre se leva devant eux, comme un raz de marée, comme si le champ de bataille, dressé à la verticale, venait leur boucher l’horizon. L’explosion leur déchira les tympans. D’un même geste, sans se concerter, ils jetèrent leurs cigarettes. Ils ouvraient de grands yeux effarés. La catastrophe attendue dépassait ce qu’ils avaient pu imaginer. Lorsque tout retomba dans le chaos et la fumée, ils revinrent sur leurs pas. Au bout du boyau, il n’y avait plus rien qu’un énorme cratère, comme la bouche ouverte d’un volcan. Plus rien de vivant, plus même une seule trace de ce qui avait existé auparavant, la tranchée, les abris, les parapets : tout avait été englouti, réduit en miettes et recouvert de terre. Dans la nuit, le ciel s’était dégagé et le premier rayon d’un soleil rasant vint éclairer cette désolation. Au même instant, sur toute la ligne de front que les Français pouvaient apercevoir, les soldats allemands, quittant leur tranchée, se lançaient à l’assaut. La section se replia aussitôt en deuxième ligne. Doussac hurlait ses ordres, Flachon et Fontaine s’installèrent à la mitrailleuse, arrosant sans discontinuer les attaquants qui tombaient par rangées entières. Mais il en venait toujours. Puis ce fut un duel de grenades. Béraud avait pris de l’assurance et, près de Célestin, balançait le plus loin possible ses engins explosifs. Une grenade allemande tomba en plein dans la tranchée, deux soldats français s’écroulèrent, leur sang fit bientôt une mare dans laquelle ils pataugeaient sans s’en rendre compte. Malgré
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