La cote 512
section ne pouvaient pas le voir et sans doute non plus l’entendre. Passant sa main à l’intérieur, il tourna la poignée, les deux battants s’ouvrirent, il entra. En quelques enjambées, il fut à la porte à laquelle était apparu le mystérieux occupant de la maison. Célestin, peu soucieux d’offrir au tueur une cible trop facile, se colla au mur. La porte ouvrait sur une vaste cuisine encore imprégnée de restes de fumets gourmands. Aux murs, des casseroles de cuivre accrochées en ordre de taille croissant, des étagères chargées de pots, de hauts buffets entourant une immense cuisinière. Célestin entreprit de faire le tour de la table en bois qui occupait le centre de la pièce. L’autre n’avait pas pu quitter la pièce dont la seconde porte, elle aussi fermée par un volet, donnait sur le jardin, et dont le verrou, de surcroît, était poussé. Le jeune soldat gardait à la main son poignard. Il y eut soudain un remue-ménage sous le bac à vaisselle et, faisant irruption de derrière un rideau à carreaux, une jeune femme se précipita en hurlant dans ses bras.
— Un rat ! Il y a un rat là-bas, dans le coin !
Célestin avait eu tout juste le temps d’écarter
la lame du poignard afin de ne pas la blesser. Elle était très jeune, moins de vingt ans certainement, elle avait un corps souple et mince qui tremblait un peu dans les bras du jeune homme et la voix d’une enfant.
— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il.
— Et vous, alors ? Les soldats n’ont pas le droit d’entrer dans la maison.
— On nous a assurés qu’elle était vide.
— Ce n’est pas une raison !
— Calmez-vous, je ne vous veux pas de mal. J’ai pensé que vous étiez un espion, ou…
Il ne termina pas sa phrase, son histoire d’assassin aurait pu paraître trop compliquée, ou même invraisemblable. La jeune fille éclata de rire, amusée qu’on ait pu la prendre pour une espionne. Puis elle se rembrunit d’un coup et resta silencieuse. Célestin se présenta, elle le salua et donna son prénom et son nom : Éliane Merle. Tandis que les pans de sa blouse s’écartaient, Célestin s’aperçut que son ventre était légèrement arrondi et proéminent. Elle était très préoccupée de savoir combien de temps la guerre allait durer.
— Longtemps, mademoiselle, beaucoup plus longtemps qu’on ne le pensait. Nous sommes bloqués en face des Boches, et dès que l’un de nous met le nez dehors pour attaquer, il se fait massacrer. Nous resterons peut-être des siècles ainsi, face à face.
Éliane parut consternée et, d’un coup, elle s’effondra et se mit à pleurer. Entre les sanglots qui l’agitaient, Célestin parvint à lui faire raconter son histoire, une histoire triste et sordidement banale. Elle avait été engagée à dix-sept ans comme jeune femme de chambre de la maîtresse de maison. Le mari, le notaire, s’était mis à la harceler et elle avait fini par céder à ses avances. Juste avant l’été, elle s’était rendu compte qu’elle était enceinte. Et puis il y avait eu la déclaration de guerre. Sa maîtresse, enceinte également, ne voulait absolument pas rester dans cette région que les rumeurs les plus alarmistes annonçaient bientôt envahie par les uhlans teutons qui violaient les femmes et dévoraient les enfants. Le couple partit se réfugier dans un appartement de famille à Neuilly sur Seine. Éliane annonça son état à son patron qui décida immédiatement de la congédier avec une forte somme d’argent. Elle prit l’argent, fit mine de s’en aller et, après le départ du couple, revint en secret dans la maison : fille de l’Assistance Publique, elle n’avait plus personne au monde et nulle part où s’enfuir. Elle se voyait mal voyager dans un pays en guerre. Elle subsistait sur les réserves amassées dans le cellier et sortait parfois la nuit pour rapporter des pommes de terre ou des orties avec lesquelles elle se préparait de la soupe.
— Vous n’avez pas peur qu’on remarque la fumée ?
— Il n’y a plus personne ou presque au pays. Et depuis que les soldats viennent par ici, je ne fais plus de feu. Et j’ai froid.
— Vous ne pouvez pas rester dans cette maison, c’est de la folie. L’armée allemande est à moins de sept kilomètres d’ici !
— Et où voulez-vous que j’aille ?
Et elle ajouta avec un petit sourire :
— Je dors dans la chambre des maîtres.
— Venez avec moi, je quitte le front
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