La cote 512
même vœu avec tous : fêter le prochain Noël en famille, dans la paix retrouvée. Cet ordinaire nettement amélioré avait rasséréné les soldats qui, une fois saoulés de blagues et de vin, s’étaient mis à fumer en silence leur tabac gris. Le ciel était clair, piqué d’étoiles et, à défaut d’y trouver la comète des rois mages, les poilus y projetaient leurs souvenirs d’enfance, de famille, d’avant-guerre. Une fois de plus, Célestin s’était retrouvé en tête-à-tête avec Germain. Le jeune homme lui avait avoué qu’au fond, il ne se sentait pas si mal à la tranchée. On y mourait plus facilement que chez les truands, mais les compagnons qu’il y avait trouvés valaient largement ceux de la pègre. La conversation revint sur l’enquête de Célestin, le meurtre du lieutenant de Mérange et la fin terrible de Kerivin, déclarés tous deux morts au champ d’honneur : mais quelle différence cela faisait-il ? Curieusement, Béraud s’intéressait plus à Jean de Mérange qu’à la belle Claire, ou même au monstrueux cycliste qui n’avait pas hésité à abattre un officier dans le dos. L’infirme le fascinait. Célestin, lui, évoquait les deux frères ennemis, Abel et Caïn. Cette fois, ils ne s’étaient pas battus pour la reconnaissance du père, mais pour une femme que, chacun à sa manière, ils avaient aimée.
— Le lieutenant n’aimait pas sa femme, c’est l’usine qui l’intéressait, protesta Béraud.
— Ce n’est pas si simple. Je pense au contraire que Paul était moins attiré par l’argent que son frère Jean. Il aimait Claire, mais elle l’impressionnait. Il la voulait, et en même temps il la fuyait pour aller se perdre auprès d’autres femmes, sûrement moins intéressantes.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— Souviens-toi de celle d’Orléans, celle à qui tu avais piqué son sac.
À cette évocation, Béraud piqua du nez. Célestin poursuivit :
— Paul de Mérange avait besoin de conquêtes pour avoir confiance en lui. Jean, lui, est l’homme d’une seule femme : celle de son frère. Il a sans doute toujours été jaloux de Paul, qui possédait tout ce qu’il n’avait pas : la beauté, le charme, la santé, un mariage heureux, la fortune…
— De là à lui envoyer un tueur…
— Dans les derniers temps, les choses ont empiré, Paul de Mérange a pris une maîtresse attitrée, celle à qui il a écrit sa dernière lettre.
— Et son frère a trouvé ça dégueulasse ?
— Jean n’a pas pardonné à Paul, en plus de tout le reste, de bafouer cette femme qu’il convoitait. Pour le reste, l’occasion a fait le larron : il s’est trouvé un homme de main, une brute déjà soupçonnée de viol et de meurtre, à mon avis à juste titre. Les circonstances ont fait que ce type, Kerivin, ne pouvait rien lui refuser.
— Dommage que vous n’ayiez pas pu l’interroger, celui-là.
— J’ai quand même eu des renseignements sur lui.
Célestin tira de sa poche un document officiel qu’il déplia pour montrer à son compagnon, à la lueur du briquet, le tampon de la préfecture de police. Cette lettre, qui mettait un point final à son enquête, il aurait pu la réciter par cœur :
« Paris le 17 décembre 1914. Mon cher Célestin, dans cette pétaudière qu’est devenue la capitale, où l’on ne compte plus les filous les plus impudents et les escroqueries les plus invraisemblables, votre présence nous manque. Mais sans doute êtes-vous plus utile à la défense de notre patrie en danger. À ce propos, il est du reste curieux que vous me demandiez des informations sur un mauvais sujet breton quand on imaginerait plutôt vos regards tournés vers l’est et le nord. Voici, pour vous répondre, ce que j’ai pu trouver dans le dossier du sieur Kerivin Noël, né le 3 avril 1894 à Landivisiau, dans le Finistère Nord. Fils de petits métayers, il n’a pratiquement pas fréquenté l’école. Devenu ouvrier agricole se louant à l’année, il a traîné de ferme en ferme, se faisant remarquer par son comportement brutal et son goût marqué pour l’alcool. Impliqué sans être formellement reconnu dans une lamentable affaire de rixe au couteau dans laquelle un tailleur ambulant avait trouvé la mort, il a cependant dû quitter la région où plusieurs paysans avaient juré de lui faire la peau. Il s’était néanmoins acquis une certaine popularité au titre de champion cycliste. Il s’était pris de
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