La Cour des miracles
prise d’une de ces crises aiguës qui la jetaient à la rue échevelée, dépoitraillée, parcourant des quartiers entiers en appelant sa fille.
Elle était rentrée en son triste logis vers minuit, écrasée de fatigue, et s’était endormie jusqu’au jour.
Au moment où nous la retrouvons, elle était accroupie dans un angle, le regard vaguement fixé sur la porte, essayant de rassembler des bribes éparses de pensée et de souvenir.
– La bohémienne, grondait-elle, la bohémienne m’a dit que Manfred me fera retrouver ma petite fille ! Mais Manfred est parti… Me voilà encore sans enfant… Pauvre Margentine, tout le monde est acharné contre toi !…
Comme elle grommelait de sourdes imprécations, elle vit la porte s’ouvrir. Une femme entra.
Margentine qui, comme certains fous, avait la mémoire des physionomies très sûre, la reconnut aussitôt.
– La belle dame ! murmura-t-elle.
Celle qu’elle appelait « la belle dame » était la duchesse d’Etampes.
La duchesse était seule. Elle entra, souriante, en disant :
– Eh bien, ma chère Margentine, es-tu contente de me voir ? Me reconnais-tu ?
– Je vous reconnais, dit la folie.
– Tu me reconnais, reprit la duchesse en dissimulant un geste de contrariété ; tu sais donc en ce cas que je t’aime bien, et que je me suis toujours intéressée à ton bonheur ?
– Personne ne m’aime, dit Margentine d’une voix morne, et je ne tiens pas à ce qu’on m’aime. Je veux qu’on me laisse dans mon trou penser à mon aise. Je ne suis heureuse que lorsque je puis penser.
– A quoi penses-tu alors ?
– A des choses…
– Veux-tu que je te le dise, à quoi tu penses, pauvre femme, lorsque triste, seule, abandonnée du monde entier excepté de moi, tu rêves dans ton coin ?… Tu penses à ta jeunesse… tu songes au temps où tu étais plus belle encore que maintenant, car tu es toujours belle, sais-tu ?… Tu penses à la ville où tu as aimé, à l’homme à qui tu donnas ton cœur pour toujours. La ville s’appelle Blois, l’homme s’appelle François…
Margentine hocha la tête.
– Vous parlez bien, murmura-t-elle. Vous dites justement ce que je n’aurais pu dire moi-même…
– Et puis, continua la duchesse, tu penses aussi à l’ange perdu, au chérubin à la tête blonde dont les caresses te font encore sourire et pleurer quand tu les évoques…
– Elle mettait là ses deux petites menottes, fit Margentine ravie en montrant son cou. Si je m’en souviens, seigneur, doux Jésus ! Mais je ne vis que de cela, moi !… Et elle me serrait en riant. Je vois encore les deux petites fossettes de ses joues quand elle riait si gentiment, et ses dents… des petites perles, si vous saviez !…
La duchesse, maintenant, laissait parler Margentine.
Elle l’avait amenée au point où elle voulait.
Un à un les souvenirs de la pauvre folle s’éveillaient.
Et, comme toujours, cela se termina par une crise de sanglots.
– Je ne la verrai plus… c’est fini !… Vous m’aviez promis… la bohémienne aussi m’avait promis… mais je sens bien que c’est fini, et que plus jamais je ne reverrai ma Gillette…
La duchesse attendait cette explosion.
– Et moi, s’écria-t-elle, je t’affirme que tu reverras ta fille quand tu voudras !
– C’est pour me faire encore souffrir que vous me dites cela…
– Te faire souffrir, malheureuse ! A quoi cela me servirai-t-il ? Non… tu sais bien que je m’intéresse à toi ; j’ai eu pitié de ta douleur de mère… Ta fille, je l’ai cherchée, et je l’ai trouvée…
Margentine bondit.
– Oh ! si cela était ! fit-elle, les mains jointes.
– Cela est. Je te dis que ta fille, je l’ai retrouvée. Et je viens te dire où elle est…
– Oh ! madame… Ecoutez, dit Margentine d’une voix brisée, je ne suis qu’une malheureuse ; quelques-uns même disent que je suis folle… Je n’ai que ma vie à donner… mais cette vie, je vous la donne. S’il faut mourir pour vous, je mourrai. S’il faut que quelqu’un s’arrache le cœur pour vous éviter un chagrin, je m’arracherai le cœur…
La duchesse d’Etampes n’eut pas un tressaillement de pitié. Son cœur demeura sec.
– Parlez ! s’écria Margentine… Où est-elle ?…
– Assez loin d’ici…
La folle saisit ardemment les mains de la duchesse.
– Que ce soit au bout du monde, et qu’il faille y aller pieds nus… qu’importe,
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