La Cour des miracles
Qui vous prouvera que je ne vous présente pas un autre enfant que j’aurai acheté…
– Ta question me plaît et me prouve que tu réussiras. Quant à reconnaître l’enfant de Ragastens, sois tranquille : je le connais. Je l’ai vu assez pour être sûre que tu ne pourras me tromper… Tu viendras donc me montrer l’enfant.
– Ici même ?
– Non : à Ferrare ; car je n’habite Mantoue que pour quelques jours. Si tu réussis, tu auras cinq cents ducats.
– L’or est une bonne chose, signora, mais si vous me rendez mon fils, je ne vous en demande pas davantage.
Ce fut sur ces mots que je pris congé de la signora Lucrèce.
Aussitôt je me mis en route, seule.
Car, pour une affaire de ce genre, je ne m’en fiais qu’à moi-même. Je donnai rendez-vous à mon homme à Marseille, en Provence, grande ville où nous devions facilement passer inaperçus dans la foule de gens que débarquent des navires venus de tous les points de l’horizon.
Je partis donc, et, au bout de huit jours, j’arrivai à Monteforte, ville magnifique par ses jardins et par son palais comtal. Elle est située dans les montagnes et d’un abord difficile.
Dès le soir même de mon arrivée, Manfred, j’avais réussi à pénétrer, secrètement dans les jardins du palais.
Et c’est là que je vis l’enfant que je devais voler.
Cet enfant, Manfred, c’était toi ! Tu avais trois ans ou à peu près…
Peut-être, sûrement même, tu vas me haïr pour la révélation que je te fais. Oui, tu vas me haïr. Mais ta haine, Manfred, m’est indifférente. Rien ne m’est plus dans ce monde, puisque j’ai perdu le fils pour lequel je consentis à me faire criminelle. A tout ce que j’ai souffert, je puis juger de ce qu’ont souffert tes parents.
Hais-moi donc, Manfred. Je le mérite…
Et pourtant, considère que rien ne m’oblige à t’écrire cette lettre et, que si je le voulais, jamais, tu ne saurais.
C’est, comme je te le disais, que j’ai fini par te prendre en affection, bien que tu ne t’en sois jamais aperçu. Aussi bien ne tenais-je pas à te montrer cette sorte de tendresse qui peu à peu entrait dans mon cœur. Est-ce que les femmes, peut-être, ne peuvent se passer d’aimer, et qu’il leur faut toujours un enfant à chérir ? Cela se peut bien. Toujours est-il qu’il y a des jours où j’en arrivais à me demander si tu n’étais pas mon fils…
C’est pourquoi je souhaite que tu sois désormais heureux. Ma punition, à moi, sera de songer que tu me hais !
Mais voilà que je m’attendris… Non, non… j’ai bien autre chose à faire.
Donc, comme je te l’ai dit, je parvins dès le premier jour à voir l’enfant, son père et sa mère, sans avoir été remarquée moi-même.
Le père et la mère adoraient réellement leur fils ! Je ne pus m’y tromper ; je savais cela, moi ! Mais je n’hésitai pas.
Maintenant, te dire comment je m’y suis prise pour enlever l’enfant, ce serait trop long ; il te suffira de savoir que je dus, pour arriver à mes fins, demander l’aide d’un jeune Napolitain qui se trouvait à Monteforte, et que, grâce à cette aide, le soir du cinquième jour, je sortis de Monteforte en t’emportant dans mes bras.
A peine arrivée à Ferrare, je te conduisis auprès de Lucrèce Borgia. Elle te contempla d’un œil rêveur et sombre, puis elle murmura :
– C’est bien lui !
Alors, elle me compta 800 ducats d’or et non pas 500 qu’elle m’avait promis. Deux heures plus tard, je serrais dans mes bras mon fils qu’elle avait fait transporter de Mantoue à Ferrare.
Il fut convenu que je t’emmènerai à Paris et que jamais plus je ne reviendrai en Italie. Lucrèce Borgia me dit qu’elle viendrait à Paris s’assurer que j’avais bien suivi ses instructions.
Je partis donc avec mon fils et toi ; j’arrivai à Marseille où je retrouvai mon homme ; puis, avec toutes sortes de détours, nous finîmes par arriver à Paris où nous nous installâmes dans la Cour des Miracles…
Quant à toi, Manfred, te dire que tu pleuras d’abord beaucoup en demandant ta mère, puis que tu finis par oublier complètement l’Italie, serait inutile.
Le reste, tu le sais…
Quant à ton père, le chevalier de Ragastens, et à ta mère, la princesse Béatrix, tu les as vus ces jours-ci, tu leur as parlé. Tu dois savoir où ils sont.
Manfred, je n’ai plus rien à te dire…
Je te fais mes adieux pour toujours. Si tu songes quelquefois à moi,
Weitere Kostenlose Bücher