La couronne et la tiare
alternés des grappes parmi lesquelles, parfois, un oiseau papillonnait. Il lui avait parfois semblé que les lueurs de son armure, pourtant désassemblée toute proche de la fenêtre, se mêlaient à celles des pampres. Dans la rue, de loin en loin, les crépitements ferrés des chevaux, les tintements des pas d’hommes et les cliquettes des talons féminins composaient une musique légère que des rires assaisonnaient. Il s’était finalement agacé de l’influence que prenaient sur son esprit ces détails destinés, semblait-il, à lui rendre plus indispensable encore, au-delà de sa solitude, le silence apaisant des soirs de son pays. Une nostalgie l’avait saisi à la gorge, soudain enténébrée par l’incursion douloureuse de la blonde et ardente Oriabel. Son esprit inquiet s’était refusé à dévider de douces remembrances pour éluder les lugubres impressions qu’il égrenait parfois, comme un chapelet maudit, depuis que Tiercelet l’avait informé du trépas de la jouvencelle. Cependant, comme lorsqu’il la croyait vivante, les images ressuscitées par sa mémoire, intactes, avaient provoqué dans son corps la mélancolie des étreintes perdues et dans sa tête, les ruines et les fumées des grands desseins conçus ensemble dans leur geôle de Brignais.
Il avait hésité à fixer son choix sur le cheval qu’il monterait à la joute. Si Malaquin avait l’avantage d’être plus gros et plus solide qu’Alcazar, il galopait moins vélocement. C’était pourquoi il avait préféré le blanc coursier au roncin noir. Ne devant fournir qu’une lance, mieux valait qu’il sacrifiât la vigueur à la célé rité. Plus il courrait promptement, moins Gozon ne pourrait atteindre aisément l’abîme de son écu. Paindorge avait trouvé cette idée pertinente.
Outre ses lormeries et les housseries non blasonnées prêtées par Boucicaut, Alcazar portait le harnois de Tristan ployé sur sa selle. Dans le bissac dont Paindorge se déchargeait, il y avait du pain, de l’eau, du vin, quelques grosses poignées de charpies et des bandes. L’écuyer posa tout prés, sur l’herbe rase, le moreau 66 contenant un picotin de cévade 67 qu’il attacha sous la bouche du cheval après l’avoir débarrassé de sa muserolle et de son mors.
– Il faudra le faire boire.
– Oui, messire… J’aperçois un cuvier dans la vigne. Ne vous mettez pas martel en tête : je trouverai un seau et de l’eau… Et voyez, du côté de l’entrée du champ, il y a tout un râtelier de lances.
– Une seule, pour moi, suffira… Mais vois, Artois s’approche. On dirait qu’il jubile !
Le comte d’Eu allait à pas lents, son visage fade épicé d’un sourire que Tristan jugea trop aimable pour être sincère. Un grand paletoc de peaux d’ours l’enveloppait jusqu’aux jarrets. Son chaperon noir doublé de mouton lui tombait aux sourcils, plus roux que ses cheveux pour une fois invisibles.
– Holà, Castelreng. Ce tref mi-parti de blanc et de noir en bordure de cette vigne… Il vous est destiné. Est-il à votre goût ?
– Fort bien. Les autres sont bleu, blanc, rouge. Je n’aime point ces couleurs.
– Vous êtes le premier. Avez-vous hâte…
– D’affronter ce Gozon ?… Non, messire. Mais j’aime à m’adouber lentement.
Artois se détourna et son sourire s’agrandit :
– Voyez sur le pont !… Les voilà tous. Le Saint-Père sur sa chaise gestatoire portée par une dizaine de papalins ; le roi à cheval, et Jeanne sur une haquenée sambuée et houssée bellement… de soie blanche… Si Jean II porte sur son chaperon sa couronne – je viens de la voir briller, pas vous ? – Jeanne est coiffée d’un touret (274) et enfermée dans un manteau qui m’a l’air d’avoir été taillé dans de la sanguine (275) … Est-il vrai que vous avez voulu la foutre ?
– On dirait que tout Avignon les suit.
Trouvant la question de Jean d’Artois malséante, Paindorge intervenait sans souci de déplaire. N’ayant cure du regard que le protégé de Jean II lui lançait, il reporta son attention sur le pont Saint-Bénézet.
– Messire, augura-t-il, il y aura du monde !
Derrière le pourpre des prélats et la grisaille des moines, un long essaim bariolé progressait lentement, précédé par six tambours. Ces hommes en cotte gambaisée vermeille les frappaient de coups espacés, à intervalles réguliers, avec, semblait-il, un sens mystérieux et magique du pas processionnel. Sans
Weitere Kostenlose Bücher