La croix de perdition

entrer, je vous prie ?
    – De grâce, dit-il en s'écartant pour lui livrer passage.
    L'ordre qui régnait dans la pièce de taille plus que modeste étonna l'apothicaire. Des matelas de paille avaient été nettement alignés le long des murs et du petit bois entassé avec soin contre l'un des flancs de la cheminée délabrée. Les écuelles et les cuillers du dîner avaient été lavées et empilées au coin d'une table bancale. Sidonie se plia en révérence et redressa l'escame. Les deux autres hommes, le nain Éloi et l'homme-loup, s'étaient inclinés bas à son entrée et se tenaient debout au milieu de la pièce, serrés l'un contre l'autre. Pourtant, nulle violence ne se lisait dans leur regard. Ils attendaient, ils ne savaient trop quoi. Peut-être le pire. Ils y étaient habitués.
    Hermione repêcha un petit sachet de toile dans l'aumônière pendue à sa ceinture. Elle en extirpa une touffe de poils collés de sang et la déposa au creux de sa main avant de la présenter à Urdin. Il détourna le regard. Elle demanda d'une voix douce :
    – Je vous en conjure, ne me mentez pas.
    Sa requête fut engloutie par le pesant silence qui régnait.
    Plus fermement, sans aucune crainte, sans animosité, elle reprit :
    – Il s'agit de poils, bien trop fins pour provenir d'une créature humaine… enfin, je veux dire, d'une créature habituelle. À moins d'imaginer qu'un enfançon a poignardé notre sœur portière. Ils m'évoquent la fourrure d'un renard après la mue d'hiver, ajouta-t-elle en considérant la mince touffe rouge brun. Expliquez-moi, Urdin, comment ces poils sont arrivés sur le devant de la robe d'Agnès Ferrand ?
    Le silence, comme un gouffre.
    – Nul ne peut se substituer à Dieu et décider de la vie ou de la mort d'une de Ses créatures, murmura-t-elle.
    – Comme dans le cas des guerres et des exécutions ? s'enquit Évrard d'une voix plaisante.
    – Rhétorique que tout cela, se défendit l'apothicaire.
    – Non, et vous le savez fort bien. C'est même pour cette raison que l'Église a dû absoudre par anticipation les premiers soldats chrétiens afin de les encourager au combat.
    – Il s'agissait d'un juste combat, s'entêta Hermione.
    – Parce qu'il avait été décidé par des souverains ? Que connaissez-vous du nôtre pour conclure qu'il est injuste ?
    – Précisément. Je veux savoir ce qui a pu pousser Urdin à occire Agnès Ferrand. Sans quoi j'aurais mentionné ma découverte à l'abbesse. Il n'est, au demeurant, pas exclu que je m'y résolve si vos explications ne me convainquent pas. Je vous l'avoue sans détour : seul mon peu d'inclination pour mon ancienne sœur explique ma mansuétude à votre égard. Mansuétude qui pourrait se révéler temporaire. (Un sourire amusé lui échappa.) En d'autres termes, vous jouissez ce soir de l'opportunité de me faire rejoindre un monde meilleur. Nulle autre que moi n'est au courant.
    L'homme-loup demeura muet, son regard fuyant toujours la touffe de poils qui reposait dans la paume d'Hermione.
    – C'est pas Urdin, c'est moi, déclara Éloi en se redressant de toute sa petite taille. L'était mauvaise comme la gale et la teigne réunies. L'Urdin s'est contenté d'la transporter.
    – Vous n'aviez pas à usurper la volonté de Dieu ! s'exclama Hermione. C'est un impardonnable péché.
    – En ce cas, elle non plus, contra Évrard. D'autant qu'elle n'agissait que par mauvaiseté, désir de revanche. Tous nos actes, au contraire, furent dictés par l'amour.
    – Je ne comprends pas.
    Les quatre se consultèrent du regard, indécis, apeurés, sans doute. Aucun n'ignorait le châtiment qui lui serait réservé pour avoir renvoyé à Dieu l'une de Ses servantes. Le procès serait rapide, et l'abbesse déciderait à n'en point douter de les envoyer rejoindre les loups condamnés pour crime envers le bétail et pendus aux fourches patibulaires.
    – Je suggère que nous lui montrions. Je la crois capable de nous entendre, chuchota Évrard au profit de ses compagnons.
    – Qu'est-ce t'en sais ? grogna Urdin, soudain menaçant. Et si elle la dénonce ? Si on la traîne au-dehors ?
    – De qui parlez-vous, à la fin ? exigea Hermione. Est-ce cette personne qui connaît si bien le tarot ?
    – D'celle qu'on protège tous et qu'la vilaine verrue de baptistère voulait faire crever, Claire, expliqua Éloi. Même qu'elle est claire comme le jour qui naît et l'eau des ruisseaux. Une enfante, mignonne, innocente comme un