La croix de perdition

p'tit agneau de Jésus. Claire. C't'elle qui sait les tarots. Elle prédisait un avenir de balivernes aux curieux des foires. Y z'avaient c'qu'y venaient chercher. Des sornettes rassurantes. Tout l'monde aime ça, pas vrai ? N'empêche, dans l'sérieux, elle sait faire parler les cartes comme si elle les avait inventées. Y avait la mort. C'tait la seule lame retournée. J'ai vu la mort. C'était sûr que la mauvaise allait passer.
    – Qui est-elle, au juste ? Claire ? demanda Hermione.
    – La fille d'notre ancien montreur… çui qu'a disparu, lâcha Sidonie. Sans doute que c'est à cause d'elle qu'l'idée lui est venue d'exhiber des monstres dans les foires. C'est pas fatiguant et ça rapporte. Vous savez pourquoi, madame ma sœur ?
    – Non, je l'avoue.
    – Parce que, les badauds, quand y nous palpent, nous pincent, tentent de nous piquer et nous soulèvent les lèvres pour examiner nos dents, y se disent qu'en fait, y sont pas si laids, si sots, si malchanceux que ça. Au moins, y sont contents puisqu'y sont pas nous. Ça vaut bien quec'deniers, non ?
    La jeune fille naine avait craché cette tirade avec hargne, et Hermione sentit que la colère était la seule parade qu'elle ait trouvée afin de retenir ses larmes. Une effroyable tristesse lui donna envie de serrer Sidonie contre elle. Elle leur ressemblait : une bizarrerie de la nature, innocente de son étrangeté et qui pourtant la subirait toute sa vie. Pour la première fois, Hermione questionna Dieu, Sa volonté.
    – Qui est-elle ? répéta-t-elle en domptant l'émotion qui faisait trembler sa voix.
    Évrard jeta un regard interrogateur à Urdin qui hocha la tête en signe d'acquiescement.
    – Nous l'ignorons. Nous n'en avons rencontré qu'une seule, en dépit des centaines de foires où l'on nous a exhibés. Elle ne supporte pas la moindre lumière du jour. Si on l'y expose, ses yeux se couvrent d'une épaisse pellicule blanchâtre, sa peau devient rouge comme si elle était en sang et des cloques de brûlures apparaissent.
    Hermione de Gonvray réfléchit quelques instants et déclara :
    – J'ai déjà lu la description d'une telle infirmité. Elle est fort rare. Il semble que les enfants d'une même fratrie en puissent être tous atteints. Je souhaite la voir et lui parler afin de décider en mon âme et conscience de la suite à donner à ma découverte, annonça-t-elle en fixant le petit amas duveteux collé de sang qui reposait au creux de sa main.
    – L'est dans une salle, sous terre, précisa Éloi.
    – Les fameux souterrains qui nous sont interdits depuis des lustres ?
    – Ouais, m'dame ma sœur. C'est moi qui les ai découverts, déclara-t-il, fier de son astuce.
    – Menez-moi. (Elle gloussa de nouveau.) Quel meilleur endroit pour m'occire que des souterrains où nul ne me retrouvera jamais et où les rats me dévoreront, ne laissant de moi que des os.
    Évrard la fixa et lâcha d'un ton très doux :
    – Décidément, madame. Ne croirait-on pas, à vous écouter, que l'envie de mort vous démange ?
    Ce fut au tour d'Hermione de Gonvray de lui jeter un long regard.
    – Qui sait, mon frère en Jésus-Christ ? Qui sait ? Tant d'âmes aimantes et consolatrices m'attendent de l'autre côté.
    Hermione de Gonvray, frissonnante, le bas de sa robe souillé de boue malodorante, les bas gelés d'eau putride plaqués contre ses chevilles, rejoignit son herbarium. Celui qui ne serait plus le sien sous peu. Agissant comme dans un rêve, elle lança un feu dans la petite cheminée, y suspendit la marmite d'eau afin de se confectionner une revigorante infusion.
    Elle récupéra un gobelet de terre cuite et fondit en larmes. Elle se laissa tomber assise contre l'âtre, serrant le récipient entre ses mains.
    Il est des rencontres qui ne peuvent laisser indemnes que les imbéciles. Il est des rencontres qui vous font entrevoir l'univers, celui que l'on s'était appliqué à ignorer, par crainte, par paresse ou par incapacité à le comprendre. Approcher Claire avait été de celles-là. Depuis qu'elle était ressortie du souterrain, repassée par la porterie des Fours afin de réintégrer l'abbaye, Hermione de Gonvray ressassait ces instants qu'elle parvenait difficilement à qualifier. Des moments de lumière si éclatante qu'elle en devenait douloureuse. Jamais Hermione n'avait eu peur de cette ligne de contrefaits qui se tenait derrière elle, attendant ses réactions. Jamais elle n'avait redouté pour sa vie. Au