La croix de perdition
Clairets. Que ferai-je ailleurs ? Nul ne me connaît !
– Malheureusement pour elles, cela ne durera pas.
Étonnée par cette ironie cinglante qu'elle ignorait posséder, Plaisance se congratula en son for intérieur. Elle venait d'agir ainsi que madame de Normilly l'eût fait. Avec l'autorité qu'exigeait sa charge.
– J'ai… J'ai peut-être péché par excès de zèle, d'intérêt pour notre congrégation. Je vous supplie de me pardonner et de reconsidérer votre ordre.
– Vous avez péché par excès de méchanceté, et d'arrogance, et c'en est assez ! Les Clairets ont besoin de paix, d'harmonie, et vous êtes une note des plus discordantes. Pourquoi devrions-nous tolérer vos incessantes pesteries, vos remarques cinglantes, au prétexte que vous ne digérez pas votre bâtardise sans gloire ni noblesse ?
L'évocation de sa naissance, qu'elle avait crue secrète, souffleta Agnès Ferrand. Elle rougit sous l'insulte et se retira sans un mot.
La voix de Plaisance la rattrapa avant qu'elle ne franchisse le pas de la porte :
– Que votre bagage soit prêt dès l'amélioration des chemins. Je ne doute pas que le chapitre, dont vous ne faites plus partie, entérinera ma décision avec un grand soulagement !
Il fallut à la jeune abbesse quelques minutes pour se remettre. Elle sonda son cœur. Non, elle n'avait pas agi sous l'emprise de la colère, ni même pour se défaire enfin d'une opposante par principe qui distillait son fiel à qui voulait l'entendre. Elle avait pris une lourde décision afin de protéger une communauté gravement ébranlée qui avait besoin de panser ses plaies sans qu'une Agnès Ferrand s'acharne à les écorcher davantage. Elle repoussa l'espèce d'apitoiement qu'elle se sentait pour la portière. Elle avait lu la panique dans son regard. Agnès redoutait l'extérieur, comme elles toutes, au fond. Sans fortune, sans famille, sans biens, sans aucun attrait et déjà vieillissante, son unique havre restait le couvent. Grâce à son intelligence et à sa culture, elle avait obtenu aux Clairets une charge de discrète. Rien ne disait qu'il en serait de même ailleurs. D'autant que Plaisance ne pourrait mentir à sa future mère de Clairmarais en dépeignant un être de tempérance et de d'amabilité. Elle devrait consigner dans sa missive d'accompagnement les fautes d'âme de la portière. L'abbesse soupira en ouvrant l'un des hauts registres entassés sur son bureau. Agnès avait brodé son propre destin.
Lorsqu'elle atteignit le bas de l'escalier qui menait à l'ouvroir du palais abbatial et au bureau de la secrétaire, la rage avait remplacé la panique en Agnès Ferrand. Sa décision était prise. Elle allait leur prouver à toutes, et notamment à cette sotte de donzelle qui avait été élue abbesse, qu'elle avait raison ! Elle n'allait plus lâcher les contrefaits. Elle les surveillerait nuit et jour, s'il le fallait. Des êtres aussi déformés devaient avoir le vice caché en eux, et elle le découvrirait. Confronté à l'évidence, le chapitre ne pourrait entériner la décision de Plaisance de Champlois d'écarter sa portière des Clairets. De surcroît, la réputation de sagesse de l'abbesse, déjà entamée par les révoltes des ladres, en prendrait un autre vilain coup. Une vague de contentement déferla en Agnès Ferrand. Ainsi, elle resterait céans, se débarrasserait de ces créatures qui lui blessaient l'œil et l'écœuraient, et elle se vengerait. Toutefois, elle n'en aurait pas terminé pour autant. Elle s'appliquerait ensuite à saper l'autorité de Plaisance. Avec détermination et assiduité.
Emmitouflée dans son mantel fourré, peinant pour avancer malgré la couche de neige qui lui remontait la robe à mi-mollet, Alexia de Nilanay avança d'un pas décidé vers les écuries. Elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit, tournant et retournant jusqu'au petit jour chaque mot de la conversation qu'elle avait surprise. Elle contourna un groupe de serviteurs laïcs chargés de déblayer à la pelle le chemin menant au palais abbatial et celui qui conduisait à Notre-Dame.
Elle poussa le battant. Le messager bouchonnait un palefroi à l'aide de tresses de foin 1 . Sachant qu'il avait affaire à la future comtesse de Mortagne, il interrompit sa tâche et se précipita à sa rencontre, un sourire obséquieux aux lèvres.
– Messager. Voici deux sous* 2 . Ils sont à toi si tu portes aussitôt ce message au comte Aimery, expliqua-t-elle en lui tendant le
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