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La croix de perdition

La croix de perdition

Titel: La croix de perdition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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mots, craignant de montrer quelque désaccord avec les théories défendues par l'Église. L'incrédulité, l'esprit critique, ne se devait manifester que dans la plus grande discrétion, voire dans l'intimité. Il tendit une perche à l'homme qui se débattait dans ses précautions orales :
    – Mais bon nombre des sorciers ou des adorateurs du démon, que l'on pousse vers les bûchers après leur avoir extirpé des confessions sous la Question, ne sont que des êtres qui ont tenté d'échapper aux intolérables tortures qu'on leur infligeait ou de pauvres abrutis bernés par leurs propres sornettes.
    – Quel réconfort que votre entendement, monsieur, admit Jacques de Liège. Vous êtes égal à votre grande réputation de sagesse.
    – Je suis un scientifique. Je crois ce qui se démontre, se vérifie et se reproduit.
    – Avez-vous… avez-vous constaté de vos yeux la présence du démon ?
    Ce fut au tour d'Arnoldus de Villanova de lâcher un profond soupir. Ces scènes étaient gravées à tout jamais dans sa mémoire.
    – Sur les centaines de cas de possession qu'il m'a été donné, que dis-je, imposé, de constater, à deux reprises seulement. Les autres n'étaient que de pauvres insensés. L'un de mes plus illustres prédécesseurs, Razès 1 , a clairement démontré que les agitations, les convulsions et les maux de tête n'avaient aucune relation avec la possession démoniaque. Pour en revenir à mon expérience, il s'agissait, les deux fois, de sujets parfaitement calmes, à l'esprit ordonné, du moins en apparence. Des êtres si retors, si déviants que l'on se perdait dans le dédale de contrevérités, de pièges qu'ils semaient afin de vous égarer le jugement. Ils ne reculaient pas devant la croix, ni ne se tordaient de douleur lors d'aspersions d'eau bénite. Bien au contraire. J'ai même décelé chez eux une sorte de jubilation malsaine à résister aux épreuves réputées être des repoussoirs du démon.
    – Comment donc avez-vous formé votre certitude quant à leur possession ?
    – Avec votre permission, je préfère ne pas l'évoquer. Parlez-moi plutôt du récent comportement de frère Henri.
    – J'y ai repensé depuis cette épouvante, commença le père Jacques. Henri, depuis son arrivée de Jumièges, était, comment dire… un peu bougon… Je ne l'ai jamais attribué à un caractère naturellement rogue, plutôt à la maladie de vieillerie qui lui déformait peu à peu les mains, l'empêchant de tenir la plume. C'est qu'il fut l'un des plus prestigieux copistes et enlumineur de notre ordre, peut-être même de la chrétienté. Il était même un excellent rubricateur 2 . Il est fort rare de trouver ces trois talents réunis chez le même être. Toujours est-il qu'il était renfermé, évitant de se lier de cordialité avec d'autres. Il passait le plus clair de ses journées à réorganiser notre bibliothèque et surtout à insister sur la piètre qualité de telle vignette historisée ou de telle lettrine. Nous possédons pourtant quelques beaux ouvrages. Bref… au point que certains de mes fils avaient fini par l'affubler d'un sobriquet peu charitable.
    – Lequel ?
    – Titivillus.
    Monsieur de Villanova réprima un sourire. Titivillus, le démon réservé aux copistes, à l'affût de leur moindre bévue, le dos courbé sous un grand sac bourré de syllabes oubliées lors de l'écriture, qu'il comptabilisait dans la ferme intention d'exiger réparation le jour du Jugement dernier.
    – Où en étais-je ? Ah oui. Renfermé donc, jusqu'à ce qu'il se prenne d'une tendresse de pédagogue pour Gilbert en qui il avait placé de grands espoirs, à l'instar d'un père qui souhaiterait s'assurer que son savoir passerait en son fils. Gilbert était désireux d'apprendre, de contenter son nouveau maître, j'en suis certain. Malheureusement, il n'avait ni le talent, ni surtout l'application nécessaires au travail de copiste, et encore moins d'enlumineur. Selon moi, Henri en a été fort déçu. J'ai même craint à un moment qu'il n'en tienne rigueur à son jeune frère. Tel n'a pas été le cas, du moins pour ce que j'en ai su. C'est à peu près à cette époque… Mon Dieu, je dois peser mes mots et rappeler mes souvenirs afin de ne pas vous induire en erreur… C'est donc à peu près à ce moment-là que j'ai noté une sorte de changement chez Henri.
    – De quel ordre ?
    – C'était assez indéfinissable, subtil… Je m'en voudrais tant de réécrire l'histoire

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