La Dernière Bagnarde
fait confiance et qu'elle avait même cru
pouvoir aimer. Il marchait avec superbe, sourire aux lèvres.
Elle manqua défaillir. La seule vue de cet homme qui avait été
la pire des rencontres qu'elle ait faite dans sa
vie, provoqua en elle une angoisse paralysante. Maintenant qu'il
était devant elle, elle ne comprenait pas comment elle avait
pu rev e nir.
Elle se remémora le jour où, juste après le
mariage expédié par un fonctionnaire, il l'avait
conduite à la concession. Quelle dési l lusion
devant les lieux ! De la paille, de la terre battue e n vahie
par les poux et autres insectes, et une seule pièce. Où
était la villa dont il lui avait parlé, et les chambres
? Elle avait aussi découvert des habits de femme qui
pourrissaient dans un coin. Il lui avait alors annoncé sans
ciller qu'il avait déjà été marié
et que la cahute avait abrité son premier couple. Elle n'avait
pas eu le temps de poser d'autres questions. Il avait coupé
court avec une voix changée, dure, froide et insensible. Il
était m é connaissable.
Puis il l'avait laissée seule et il n'était revenu que
le lendemain avec deux autres hommes. Ils l'avaient menacée,
viole n tée,
puis ramenée de nuit à Saint-Laurent et enfermée
dans la case derrière le bar du Chinois. Marie tremblait
encore de terreur au souvenir de ce qu'elle y avait
vécu. Et lui, Cha r lie,
il était là, à marcher dans la rue. Malgré
sa tête fatiguée de b a gnard,
il avait l'air normal, souriant. De toute façon, aucun homme
ici n'avait un physique épargné par la dur e té
des conditions de vie et aucun n'avait l'air rassurant. Comment
a u rait-elle
pu savoir ? Rien ne l'avait préparée à une
pareille re n contre.
Elle se recroquevilla plus encore, comme s'il pouvait la trouver.
Elle tre m blait
de tous ses membres, elle n'était plus rien qu'une petite
chose apeurée, incapable du moindre geste et de la moindre
v o lonté.
C'est
là, en lisière au bord de l'allée, qu'en fin de
journée la femme du directeur, qui était venue se
promener comme chaque jour, la d é couvrit.
— Qui
êtes-vous ? demanda-t-elle en s'approchant. Marie regardait
cette femme élégante qui tombait du ciel, sans
co m prendre.
— N'ayez
pas peur, reprit-elle. Je suis la femme du directeur de Saint-Laurent
Je ne vous veux aucun mal. Mais vous, que faites-vous là ?
Marie
n'avait jamais vu la femme du directeur, et pour cause. Comme les
autres bagnardes, Marie était toujours e n fermée
au carbet, et à l'heure des sorties elles ne croisaient
personne. Dél i cate,
soignée, la femme portait un chapeau de paille qui la
protégeait du soleil et elle faisait
tourner une ombrelle du bout de ses doigts gantés de blanc
M a rie
n'osait pas bouger. Elle tournait et retournait les questions dans sa
tête quand la femme, n'obtenant pas de réponse,
s'apprêta à quitter les lieux. Elle au s si
avait pria l'habitude de s'accommoder de tout.
— Bon,
fit-elle tout en se remettant à faire tourner son o m brelle.
Eh bien puisque vous ne voulez rien me dire, au revoir, mademoiselle.
Mademoiselle
! Cette formule de politesse eut un grand effet sur Marie. Elle ne se
souvenait pas qu'on lui ait jamais adressé la parole avec
cette civilité. Cette femme était quelqu'un
d'important. Et si M a rie
ne lui répondait pas tout de suite, elle allait partir. Or
elle pouvait l'aider, cette façon respectueuse avec l a quelle
elle lui avait parlé en avait convaincu Marie. Elle avait été
très rarement vouvoyée dans sa vie. Il ne fallait
sûrement pas laisser partir cette femme. Elle représe n tait
une chance inespérée. Surmontant sa peur, elle se jeta
à l'eau.
— Madame,
le médecin va mourir. Il faut aller le chercher.
— Le
médecin ?
Marie
avait prononcé le mot qu'il fallait.
— Oui,
s'empressa-t-elle d'expliquer, voyant le fort intérêt
qu'elle avait provoqué. Un médecin est malade dans la
forêt. Il ne peut plus bouger, il faut aller le chercher très
vite. Sinon il va mourir.
— Mourir
! Mais qui est ce médecin ?
Marie
la sentait qui réfléchissait et une peur panique la
reprenait. Charlie allait les voir, il allait arriver.
— Je
l'ai vu, c'est un jeune médecin, enchaîna-t-elle
fébr i lement.
Il faut aller à l'hôpital. Lui dire ! Vite, vite, madame
! Il me l'a dema n dé...
Il
y avait peu de jeunes médecins à Saint-Laurent et la
femme du directeur se souvenait parfaitement bien de celui qu'elle
avait surpris dans le bureau de son mari. Elle n'en d
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