La Dernière Bagnarde
magasins et des gens normaux, des
enfants. Or ce monde ne reviendrait pas, et le bouton de nacre n'y
changerait rien.
Un
matin, elle s'en alla au bord du Maroni. Les eaux boueuses
tou r noyaient,
lourdement chargées des pluies diluviennes des jours
préc é dents,
charriant des quantités de terre et de feuillages morts, de
bra n chages
et de charognes. Machin a lement
elle plongea la main dans la poche de son tablier. Le petit bouton
était là. Elle le tourna et le r e tourna
du bout de ses doigts, apaisée au contact lisse de la nacre.
Fa s cinée
par le mouvement incessant des eaux, elle pensait à tous ces
c a davres
qu'on jetait dans le fleuve. Les eaux du Maroni servaient à
ne t toyer
tant de choses. Deux visages r e vinrent
à sa mémoire, Anne et Rose. On n'avait jamais su ce
qu'elles étaient vraiment devenues. Elle frissonna et sortit
le petit bouton de sa poche pour s'assurer e n core
et encore de sa présence. Il était bien là, au
creux de sa main, avec sa fleur peinte et le feuillage. Elle referma
la main, s'apprêtant à la r e mettre
dans sa poche, quand brusquement, sans réfléchir, et
sans même le regarder une dernière fois, elle le lança
au loin sur les eaux. Minuscule et léger, il disparut dans le
fleuve. Ce qui se passa alors dans la tête de Marie fut si
confus qu'elle ne comprit pas ce qu'il lui avait pris.
Une panique la g a gna.
Fiévreusement, elle plongea,
la main dans la poche de son tablier comme s'il était
possible de revenir en a r rière.
Hélas elle était vide Alors elle
tomba à genoux, anéantie par son geste
i rréversible.
Le. Le petit
bouton lui brûlait les doigts mais sans lui elle étouffait, l'air
lui manquait.
Il n'y aurait
plus jamais
de je u nesse, u
n y
aurait plus jamais de retour.
Il n' y aurait
plus que les rues poussiéreuses de
Saint-Laurent-du-Maroni avec
ses carbets sordides et
ses hommes h a gards. Un
bagnard la trouva dans la nuit.
Il allait vider un
chargement de déchets dans le fleuve
et buta sur elle. Il vida
sa brouette
et au retour chargea
son corps évanoui sans plus de
façons et
la ramena
au couvent.
La
vie reprit, et les années passèrent.
40 Avril1923,
trente ans plus tard
Les
vents et les pluies tropicales lessivèrent l'âme et le
cœur de M a rie
aussi sûrement qu'ils lessivaient la terre de Guyane depuis la
nuit des temps. Bientôt elle n'eut plus d'âge ni de
mémoire, elle contracta une maladie qui fit horriblement
enfler ses jambes et ses pieds, l'él é phantiasis.
Le handicap fut lourd et douloureux, pourtant elle résista. Le
petit bouton de nacre avait disparu, mais tant de choses
disparai s saient
au bagne. Tout, même Charlie dont la tête fut coupée
après qu'il eut été dénoncé pour
avoir tué son jeune compagnon. Les dernières femmes
aussi moururent, les unes après les autres. Un jour il n'en
resta plus que deux. Puis une seule, Marie. On avait changé de
siècle, mais Marie ne le savait pas. À
Saint-Laurent-du-Maroni les jours et les nuits, les années,
n'avaient pas d'impo r tance.
Un
matin arriva de France un jeune homme bien mis. La mère
s u périeure
vint le présenter à Marie, elle était une
surv i vante,
la dernière bagnarde, il désirait la voir. Ce jeune
homme était journaliste, il s'a p pelait A l bert Londres.
Il lui demanda son nom, voulut savoir d'où elle
venait. Elle le lui dit, mais ils parl è rent
peu, le jeune homme avait l'air ému. Marie sut par la suite
qu'il faisait un reportage sur le bagne, il voulait témoigner
de ce qui s'y passait. Il resta plusieurs jours, que s tionna
longuement les bagnards, les surveillants il fit un gros travail de
recherche avec les hommes. Marie aurait aimé parler d a vantage
avec lui, lui raconter le terrible voyage en mer, Louise morte sous
les coups, Anne
et Rose disparues, les mariages au kiosque
et Charlie,
la prostitution, la
peur, sa vie perdue e t celles
de toutes les autres. Mais elle n'osa pas demander à le
revoir. Le journaliste avait beaucoup de travail pour rapporter ce
qui se passait au bagne des hommes et qui n 'avait
jamais été raconté. Alors, le matin où il
repartit, elle se dirigea du coté du pont d 'emba r que ment. Elle
l'observa de loin avec
sa valise qui
parlait avec les deux responsables de la pénitentiaire.
Puis le cap i taine
du navire cria quelque
chose, Marie
comprit qu 'il
pressait le journaliste d'embarquer.
Une fraction de
s e conde
cet appel au départ réveilla en
elle un espoir i n sensé.
Elle se vit soudain
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