La Dernière Bagnarde
en avait toujours pris soin. Il se fermait délicat e ment
sur la poitrine à l'aide de petits boutons de nacre blanc,
ronds comme des boutons de bottines. Marie n'aurait jamais pu se
payer un vêtement p a reil
qui coûtait son salaire de plusieurs mois. Elle l'avait trouvé
ou, plus exactement, subtilisé dans la poubelle d'une de ses
patronnes qui l'y avait jeté avec rage un matin où,
contrariée de ne plus pouvoir le fermer pour cause de prise de
poids, elle avait piqué une grosse c o lère
en disant que cette chemise était affreuse et avait décidé
qu'elle n'en voulait plus. Toute la journée Marie avait
su r veillé
la poubelle et le cuisinier n'avait pas compris son assiduité
à v i der
elle-même tous les déchets. Le soir même, juste
avant de quitter son travail, tremblant qu'on ne la découvre,
Marie avait extirpé le petit chemisier de la grande poubelle,
non sans un désagréable sentiment de culpabilité.
Elle l'avait caché tout au fond de son cabas comme une voleuse
cache son
butin, et avait tr a versé
Bordeaux à une vitesse inhabituelle, grimpé quatre à
quatre jusqu'à sa chambre de bonne, et refermé la porte
à double tour derrière elle. Ses jambes en tremblaient.
Une fois seule, elle avait repris sa respiration puis, délicatement,
elle avait sorti la chemise du cabas comme on sort un trésor,
et l'avait posée sur son lit. Elle n'en revenait pas de voir
ce vêtement si raffiné, qu'elle avait si souvent admiré
sur Madame, ici, dans sa chambre de bonne. Elle l'avait regardé
sous toutes les coutures pour bien vérifier qu'il n'avait pas
été taché, puis, comme il était
i m peccable,
elle l'avait enfilé avec une gravité qui lui était
jusqu'alors inconnue. Marie n'avait jamais po r té
que de mauvaises toiles. Passer ce vêtement gr a cieux,
c'était comme changer de peau. Elle avait délicatement
boutonné une à une les p e tites
boules de nacre puis elle avait posé son miroir devant elle
et, n a turellement,
elle s'était redressée. Elle avait relevé sa
lourde chevelure brune et avait penché la tête d'un
côté, puis de l'autre, admirant l'enc o lure
et le tombé pa r fait.
Et là, elle qui ne s'était jamais trouvée jolie,
elle s'était vue belle. Depuis, les jours de beau temps, quand
elle savait que Madame était dans sa maison de campagne ou en
voyage, elle passait la gracieuse chemise de soie et se hasardait du
côté du cours de l'Intendance. Elle marchait comme elle
pensait que marche une dame des beaux quartiers, et allait jusqu'à
la plus jolie bo u tique
de la ville. Là, tout en admirant les vêtements de la
luxueuse vitrine, elle souriait de bonheur et de fierté à
la simple pensée que comme sur ces vêt e ments,
co u sue
derrière son cou, il y avait l'étiquette signée
du nom de la prestigieuse maison. Dans ces moments furtifs, Marie
avait pu re s sentir
l'émotion troublante et délicate que donne l'élégance
féminine.
— Tu
ferais mieux de les foutre en l'air, ces frusques ! Vu leur état,
ça ne sert à rien de les garder. Et puis, là-bas,
on nous fournira tout ce qu'il faut. Mais toi, tu crois que parce que
tu les plies bien comme il faut et que tu as frotté le recoin
de cette chiourme avec des bouts de chiffon pour t'installer, ça
va changer quelque chose. On le sait que t'as pas cr a ché
ton sang pour le plaisir. Qu'est-ce que tu veux prouver ? Que t'es
pas comme tout le monde ? La belle blague ! Ici on est toutes
pareilles, des moins que rien. Autant se débarrasser tout de
suite de ce qu'on avait à Bo r deaux . Moi je n'ai rien pris, à quoi bon !
Bordeaux
! Un jour à peine était passé, une nuit depuis
l'horrible embarquement, et le temps semblait une éternité,
Serait-il toujours aussi lent désormais ? Marie retint un
hoquet de larmes. Sa ville était si loin maintenant. Et cette
Louise qui d i sait
qu'il fallait se débarrasser de tout ! Comme si elles
n'avaient pas déjà tout perdu en ayant tout quitté.
Pou r tant
elles n'avaient pas grand-chose, Marie réalisa qu'elle n'avait
même rien du tout. Rien qui soit vraiment à elle. Pas
même dans sa chambre de bonne qu'elle louait meublée.
Aucun linge, aucun meuble, juste un peu de vaisselle, un bol et deux
co u verts.
Mais elle avait sa terre du Sud-Ouest, et Bordeaux, Elle revit les
quais joyeux et vifs de la Garonne e n combrés
de cris de toutes sortes quand les marins déchargeaient les
lourdes caisses venues des pays lointains et que sur les charrettes
pa s saient
les
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