La Dernière Bagnarde
Mai
1888
Elles
s'avancèrent vers le navire, silencieuses et graves. Le soleil
de mai suivait tranquillement sa course tout là-haut et les
mouettes joueuses se cro i saient
à vive allure dans le ciel de l'île de Ré.
Marie
serra contre elle le sac de toile qui contenait ses quelques
v ê tements.
Elle avait du mal à respirer. Les autres femmes aussi. Toutes
étaient oppressées. Pourtant elles avançaient,
obéissantes. Au dernier moment, juste avant d'enjamber la
passerelle, Marie sentit ses jambes la lâcher et elle inspira
pr o fondément
tout en regardant fébrilement autour d'elle comme à la
recherche d'une aide, d'un dernier espoir. En vain. Dans la foule anonyme venue
assister au départ des bagnardes, des e x clues,
elle ne croisa que du mépris, et il lui sembla même voir
dans ce r tains
regards quelque chose comme de la haine. Elle en fut bouleversée.
L'instant d'après elle posait le pied sur le navire et
s'e n gouffrait
dans ses cales noires sans avoir eu le temps de réaliser
qu'elle ne reverrait plus le ciel de France. Sa respiration alors se
bloqua d'un coup. Elle ouvrit la bouche mais l'air n'y entrait plus.
Le sang cognait à ses tympans, elle étouffait. Elle
lâcha son p e tit
sac de toile qui tomba au sol, et battit
l'air en désordre avec ses bras. En vain, ses poumons ne
voulaient rien e n tendre.
Un flot de terreur
la submergea. Dans un ultime sursaut, repou s sant
ses compagnes hébétées, elle tenta de faire
marche arrière vers le carré de ciel bleu qu'elle
entrevoyait encore au
bout de la cale. Il lui fallait de l'air, il lui fallait respirer à
tout prix. Mais une main de fer arrêta net sa course et
l'envoya valser contre la coque d'acier. Un goût âcre de
sang remonta du plus profond de ses entrailles, emplit sa bouche, et
jai l lit.
Il y eut des cris de dégoût, une bousculade, et ce fut
comme une traînée de poudre. La p a nique
gagna. Certaines femmes s'effondrèrent en larmes. Elles
voulaient rede s cendre,
elles ne voulaient plus prendre le bateau pour le bagne, elles
voulaient revenir vers leurs f a milles,
leurs enfants. Elles criaient des noms, appelaient au secours. Les
hu r lements
des gardiens couvrirent leurs voix.
Ils accoururent
des ponts, armés de fouets qu'ils firent cl a quer
à gauche à droite tout en les
repoussant au
fond de la cale d'où elles tentaient de ressortir et où
ils les enfermèrent brutalement de r rière
de lourdes grilles noires.
Marie avait
trébuché en tentant de réc u pérer
ses affaires
que dans la cohue tour le monde piét i nait,
elle avait été rouée de coups. Sa tête lui
faisait horriblement mal, et tout son corps était meu r tri.
Maintenant
l'émeute était
terminée et autour
d'elle on n'entendait plus que des pleurs et des
gémiss e ments.
Les femmes étaient plongées dans la
nuit. Tout en haut de l'escalier elles n'apercevaient plus du monde
des vivants que le carré de ciel bleu.
Les
gardiens avaient étouffé la rébellion et
remontaient sur les ponts avec le sentiment d'avoir fait leur
travail. Arrivé en haut, le de r nier
se retourna pour vérifier que tout allait bien. Les yeux
écarquillés de M a rie
eurent juste le temps de fixer sa silhouette sombre contre la
lumière.
On
entendit le bruit sourd d'une trappe qui se referme. Le carré
de ciel bleu disparut définitivement et le monde des t é nèbres
s'ouvrit.
1
— Qu'est
ce que t'as à plier tes chiffons ! Tu te crois où ?
Comme
si elle n'avait rien entendu, Marie continua de ranger
mét i culeusement
ses vêtements dans son sac de toile.
Elle était parvenue à les récupérer un à
un et, même dans un triste état, pi é tines,
salis, ils étaient tout ce qu'elle emportait du temps de sa
vie en France. En prendre soin, c'était continuer à
vivre, faire comme si rien de grave ne s'était passé.
Et ce n'étaient pas les remarques de cette Louise venue comme
elle des bas quartiers de Bordeaux qui allaient l'émouvoir.
Les reproches, elle co n naissait
par cœur, toute sa vie depuis son plus jeune âge elle en
avait e n tendu
Elle ne releva pas et prit le dernier vêtement. Il ne
ressemblait plus à rien, il était à moitié
déchiré, et il avait perdu un bo u ton.
Elle en eut un haut-le-cœur. C'était son préféré.
Une petite chemise fle u rie
en voile de coron dans des tons bleus avec de jolies manches courtes
et bouffantes qui venait d'une grande maison de Bo r deaux
dont l'enseigne prestigieuse se tenait sur le cours de l'Inte n dance.
Elle
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