La Dernière Bagnarde
le savait mais n'y parvenait pas. Pourquoi
retourner vers l'enfer, pou r quoi
ramener ce médecin à la
vie ? Lui aussi devrait mourir un jour, alors que ce soit là
ou ailleurs... Elle se releva, décidée à aller
se rasseoir au bord du talus et à ne plus en bouger, quand
elle aperçut un large ruban noir qui se dirigeait vers le
corps de Romain en ondulant. Un frisson d'ho r reur
la parcourut. Le ruban était une file interminable de milliers
de fourmis, de celles qui dévorent tout sur leur passage. La
vision du danger déclencha insta n tanément
chez elle des réflexes de protection. Elle retrouva en une
s e conde
toutes les capacités de réaction accumulées dans
sa vie. Impo s sible
d'écraser les fourmis, elles étaient trop nombreuses.
Il fallait autre chose. Elle avait r e marqué
un gros citronnier couvert d'énormes fruits en arrivant. Il ne
devait pas être loin. Elle y courut et le retrouva, arracha des
citrons et revint les presser entre le corps de R o main
et le ruban, espérant que l'acidité du jus éloignerait
les monstrueuses be s tioles
et les empêcherait d'accéder à son
corps. Il était temps, les fourmis n'étaient plus qu 'à moins
d'un mètre. Marie agissait à l'in s tinct,
elle ne savait pas si son idée serait efficace mais de son
enfance elle avait retenu qu'il fallait réagir vite aux
situations imprévues et faire avec ce que l'on avait sous la
main. Tout en continuant de presser les citrons pour établir
autour du corps de Romain une barrière acide, elle ne quittait
pas des yeux le ruban noir des fourmis, attendant le moment
où elles parviendraient à l'e n droit
où était le jus. Mais celles-ci avançaient
inexorablement et Marie crut avoir perdu quand, so u dain,
la tête du ruban stoppa net son avancée et les fourmis
se dispe r sèrent,
affolées. Marie en aurait presque sauté de joie. Elle
avait réu s si.
Cette action éne r gique
lui rendit sa volonté et sa lucidité, Romain ne
bougeait toujours pas et ses yeux restaient clos. Cette fois elle se
pencha vers lui sans hés i ter
et elle prit sa main.
— Attendez-moi,
dit-elle. Je reviens.
Elle
ne savait pas que dans son coma il l'entendait sans pouvoir lui
répondre. Il notait que le ton de la voix était net.
Elle semblait sûre d'elle maintenant. Il l'avait donc
convaincue.
— J'ai
confiance, pensa-t-il. Revenez vite»
Elle
ne l'entendit pas mais lui l'écouta qui s'éloignait en
co u rant
et il en fut bouleversé. Il serait sauvé.
36
Marie
volait, soulevée par une force inhabituelle. La vie du jeune
médecin ne dépendait que d'elle. Elle ne pensait plus à
ce qui allait lui arriver, elle était tout entière
tournée vers un seul but, trouver le méd e cin-chef.
Elle allait entre les rails sans s'a r rêter
et sans penser au temps qu'il lui faudrait. Toutes ces notions
habituelles qu'elle avait perdues depuis qu'elle était e n trée
dans la jungle. Elle marcha, courut, marcha encore et, e n fin,
elle arriva à Saint-Laurent. Le jour s'était levé
et le soleil tapait déjà très fort. Au froid
glacial de la nuit succédèrent la chaleur étouffante
du jour et les vapeurs humides. Elle cligna des yeux, bouleversée
de revoir la lumière du ciel après avoir passé
des jours ensevelie dans l'ombre sous la voûte des grands
arbres. Elle était si sonnée qu'elle ne réalisa
pas qu'elle se trouvait au beau milieu de l'allée à la
vue de tous et ne vit pas les deux bagnards chargés de la
corvée d'eau qui arrivaient en poussant un lourd tonneau
devant eux. Par chance, absorbés dans leur tâche
diff i cile,
ils passèrent près d'elle sans la voir. Elle poussa un
soupir de soulagement, recula et se glissa en lisière dans un
bosquet. Là elle réfléchît. Comment aller
jusqu'à l'hôpital sans se faire a t traper
au passage par un homme de Charlie ? Ils étaient tous là,
partout. Elle les voyait depuis sa cachette qui tra î naient
dans la rue, groupés devant le ma r ché
Étienne, ou assis sur les marches devant l'église. Elle
chercha toutes les solutions. Contourner par le nord, le sud, l'est ?
C'était pareil, on revenait toujours au point de départ.
Impossible de leur échapper. Bien sûr, elle pourrait
crier et se débattre s'ils tentaient de la reprendre. Mais qui
interviendrait ? Pe r sonne
ne se souciait d'entendre des cris, il y en avait tout le temps.
Soudain elle le vit Charlie ! Son mari ! Celui qui lui avait parlé
d'amour sous le kiosque avec une voix de miel, c e lui
auquel elle avait
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