La dernière nuit de Claude François
d’applaudissements, les projecteurs braqués sur lui, semblant embraser sa chevelure blonde. Mais, soudain, c’est la nuit noire.
Les ténèbres.
Le monde qui semble s’être figé dans le néant.
Le groupe électrogène qui alimente le chapiteau a disjoncté.
Dans l’obscurité, son équipe le cherche du regard, craignant la crise de colère mais, quand la lumière se rallume, c’est un discret sourire
qui traverse son visage. Pas le moindre signe d’agacement : il semble afficher un détachement serein, proche du fatalisme.
Une sourde résignation à l’opposé de son caractère.
Comme s’il pressentait qu’il n’avait déjà plus tout à fait son destin en main.
Quelques instants après, il se remet en place et reprend l’enregistrement d’« Alexandrie, Alexandra ». Ensuite, il entonne la version anglaise de sa chanson « Bordeaux rosé ». Cette fois, aucun incident. Une prise lui suffit, le public est aux anges. Décidément, il se sent à l’aise avec la langue anglaise.
Son attachée de presse lui a calé une interview pour un quotidien local avec la journaliste Véra Baudet. Il n’est pas en avance, mais à l’heure, ce qui chez lui est déjà un exploit ; du coup, il lui accorde plus de temps que prévu. Il s’est toujours méfié de la presse, mais dans ce petit village couvert de neige, il est en confiance, malgré l’enjeu. Il parle de ses choix de carrière, de sa manière d’écrire ses chansons, et se laisse aussi aller aux confidences. Sur la politique,
les enfants, les femmes, la vie en général et la mort en particulier. C’est à peine si la journaliste a besoin de le relancer.
— Est-ce que quoi que ce soit a vraiment d’importance ? s’interroge-t-il plus qu’il ne se laisse interroger. J’ai l’impression que rien n’a d’importance, que le temps passe, qu’on s’achemine vers la mort, donc vers la disparition définitive. On va vers une fin, c’est ça le drame. Alors j’ose espérer la réincarnation, c’est ce que je souhaite vivement : un jour, on revient oiseau. Ou autre chose. Qu’importe, du moment qu’on revient. C’est dramatique de disparaître, je préfère souffrir et vivre.
Est-ce à cause de ses mauvais rêves ? De cette coupure de courant qui lui a semblé comme une mort, à lui, le petit homme survolté, qui trépigne d’impatience ? De cette histoire de diable habitant en Suisse ? Il n’a jamais évoqué aussi franchement, aussi librement, cette mort qui l’angoisse depuis toujours. En parler, c’est sa manière de l’exorciser. Il a toujours craint d’avoir quarante ans.
Mais déjà le dîner l’attend. Sur la route en lacet qui le mène vers le sommet de la station, des mains se tendent, s’agitent, s’empressent, avec des stylos et des blocs de papier. Des fans qui ont patienté tout l’après-midi, emmaillotées
dans leur doudoune, veulent leur récompense, la preuve qu’elles ont bel et bien vu leur idole : un autographe. Claude se prête volontiers à leurs exigences.
Depuis son arrivée dans la station suisse, il a pris ses quartiers au restaurant Le Leysin. Dans un chalet du XVIII e siècle, les tables encerclent une grande cheminée où le patron ravive les braises avec un gigantesque soufflet. Richard Armitage s’assoit à la droite de Claude, Sylvie Mathurin à sa gauche, au total une dizaine de personnes prennent place autour de lui.
Il a toujours aimé les grandes tablées, où il retrouve son équipe après un concert, une émission de télévision ou une séance d’enregistrement : on s’interpelle d’un bout à l’autre de la table, les conversations s’entrecoupent d’éclats de rire jusqu’au bout de la nuit. D’un naturel taquin, il vanne les autres convives qui se gardent bien de lui rendre la pareille. Il aime être entouré – ou plutôt il déteste être seul. C’est peut-être le moment où il est le plus naturel : le patron tyrannique devient un homme rieur et généreux. La pression retombée, il peut enfin
être lui-même. Pour une fois, il n’est pas impatient, sans doute parce que la seule chose qu’il reste à faire est celle qu’il redoute le plus : aller se coucher. Mais le rituel est immuable : c’est toujours lui qui choisit le menu. Commander, même au restaurant. Ce midi, tout le monde a déjeuné d’un filet de bœuf cuit au feu de bois.
— On se fait une raclette ? lâche-t-il à Madeleine, la jeune serveuse, dans une interrogation
Weitere Kostenlose Bücher