La dernière nuit de Claude François
à Port Tewfik. Mais les François n’ont plus ni meubles ni vaisselle, ils doivent manger par terre. Dans cette principauté qui n’est que luxe ostentatoire, tout les renvoie à leur misère.
Durant les premières semaines, ils vivent dans l’espoir d’un retour en Égypte. Une coalition franco-anglo-israélienne tente de reconquérir le canal, mais elle tourne court. L’histoire ne revient jamais en arrière, pas plus qu’on ne parvient à remettre le dentifrice dans son tube.
La Compagnie de Suez a alloué à Aimé une indemnité pour repartir à zéro, mais il n’a pas le
sens des affaires : l’homme avec lequel il voulait s’associer s’envole en Amérique du Sud avec son argent. Plumé, il fait le tour de ses relations et déniche un petit boulot de guichetier dans un PMU, mais il est rapidement renvoyé : pas assez rapide. Trop vieux. Tout n’est qu’humiliation.
Aimé sombre dans une dépression qui ne tarde pas à se doubler d’un ulcère à l’estomac. L’homme, coquet et sûr de lui, se néglige. Sa superbe s’effrite. Il se met à tutoyer ses enfants. À la maison, l’argent manque de plus en plus. Commencent ce que Claude appellera les « années vinaigrette » : pour tout repas, sa mère mélange un peu d’huile et de vinaigre au fond d’un plat et chacun y trempe un bout de pain plus ou moins rassis. Claude y gagne lui aussi un ulcère – qui lui vaudra, plus tard, d’échapper au service militaire et à la guerre d’Algérie. Pour améliorer l’ordinaire, avec sa sœur Josette, il fait le tour des locaux à poubelles pour récupérer les bouteilles consignées. Parfois, il vole des légumes à l’étal des commerçants. Un jour, au marché de Beausoleil, où il se promène avec sa mère, il découvre des artichauts bretons d’une taille prodigieuse. Se moquant gentiment des joues de sa mère, il lui dit : « Regarde comme il te ressemble, l’ harchoufe » – ce qui signifie « artichaut » en arabe. Lucia François y gagne un surnom qui ne la quittera pas : Chouffa. Mère
et fils n’ont jamais été aussi proches, même si Claude s’agace de la voir flamber le peu d’argent du ménage au casino, dans l’improbable espoir de refaire fortune.
En fait, Claude ne supporte pas ce qu’est en train de devenir son père. Il aimerait le voir réagir. Il voudrait qu’il combatte pour s’inventer une nouvelle vie ; or, Aimé ne croit plus en rien, et surtout plus en lui-même. Il se laisse mourir. Claude se sent abandonné par cet homme qu’il a tant admiré.
Puisque la vie en apparence toute tracée des employés de bureau peut virer à la déroute, puisque rien n’est inaltérable, pourquoi ne pas tenter l’aventure en devenant artiste ? Il décide de prendre son destin en main et se lance à fond dans la musique.
Quelques années plus tard, il enregistre à Paris son premier disque, « Le Nabout Twist », en arabe, avant d’en livrer une version française.
En route pour la gloire, il est resté le gamin rêvant de baignades et de bains de soleil qu’il était sur les bords du canal de Suez.
Jeudi
9 mars 1978
Il déteste la neige et le froid.
Il n’a jamais pu s’y habituer.
Il est midi quand il s’engouffre dans une voiture pour rejoindre le chapiteau bleu et rouge installé place Bellefeuille, au bas de la station de Leysin, où doit se dérouler l’émission. Il a convoqué les Clodettes pour une ultime répétition. Perfectionniste frôlant la maniaquerie, il est aussi exigeant avec lui-même qu’avec les autres. Question d’éducation. Mais aussi de confiance en soi car, au fond, il ne s’aime pas. « Je ne pardonnerai jamais à ma mère de m’avoir donné des jambes arquées et une voix de canard », répète-t-il souvent. Il se trouve trop petit : annoncer qu’on mesure 1,71 mètre et demi, n’est-ce pas avouer qu’on souffre d’un complexe ? En quête du physique idéal, il multipliera les rhinoplasties. Son succès est comme une revanche sur lui-même. La revanche, toujours et encore : c’est ce qui lui donne son énergie, sa rage, sa niaque.
Tout à l’heure, il chantera pour la première fois en public « Alexandrie, Alexandra », et il pense qu’il peut encore améliorer la chorégraphie. Pour chaque chanson, il invente lui-même un enchaînement de pas et de gestes que, dans leur chambre, à Lille comme à Beaulieu-sur-Mer, les jeunes filles s’évertuent à reproduire chaque fois qu’elles
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