La dottoressa
Bâle, Andréa et moi à Anacapri.
Et voilà maintenant que nous ne sommes plus loin de la
guerre et de toutes les horreurs… Mais quel bel été plein de bonheur, quand j’y
pense. Pourquoi Dieu fait-il payer si cher un peu de bonheur ?
UN APPEL URGENT DE BÂLE
Nous avons retrouvé nos pénates. J’avais ces quantités de
malades dont j’ai parlé, et déjà après quelques mois de ce train-là, un matin, de
très bonne heure, voilà qu’on m’appelle au téléphone de la pâtisserie et que la
poste me dit : « Qu’est-ce qui se passe, Dottoressa ? Toute
cette nuit nous avons essayé de vous joindre, nous avons un appel urgent pour
vous, de Bâle. Votre fils est en clinique, malade et en danger, il faut que
vous partiez tout de suite. »
Tant bien que mal j’ai enfilé quelque chose et attrapé mon
sac avec le passeport et de l’argent ; les souliers, je ne les ai mis qu’une
fois dans le bus, et j’ai dévalé comme ça jusqu’à la Marina Grande où j’ai pris
le bateau et traversé, de façon que j’ai pu sauter dans le premier train du
matin pour Bâle. Atroce, ce voyage, avec sur moi tout le temps la peur de la
mort. De Rome, j’ai téléphoné de nouveau entre les deux trains et la réponse
fut : « Oui, oui, s’il vous plaît, venez. » Je suis donc arrivée
à Bâle, tout droit à la clinique au chevet de Ludovico, et j’ai parlé au
professeur Henschen, qui m’a dit : « Vous savez, mettez-vous dans la
tête qu’il s’agit d’une double perforation, de l’appendice et de l’autre boyau,
avec inflammation du péritoine en plus. Nous nous efforçons de le sortir de là
grâce à une nouvelle méthode : le sondage duodénal. On introduit une sonde
par le nez jusque dans le duodénum. J’ai eu un précédent, un cas isolé. Un type
qui venait des Balkans, je crois, et ce fut un succès, mais à ma connaissance
il y a eu de nombreuses fois où ça n’a pas marché. La sonde draine le pus de l’intestin. »
C’est terrible d’être soi-même médecin et de comprendre tout
ce que disent les confrères – et même ce qu’ils taisent. La pénicilline n’existait
pas en ce temps-là. Le troisième jour, mon confrère le professeur a déclaré ;
« Il y a un espoir qu’il s’en tire. Il résiste bien. » Là-dessus il a
voulu savoir si Ludovico avait été nourri au sein, et j’ai dit : « Oui,
neuf mois durant. »
« Eh bien alors, il y a un espoir de l’en tirer. »
Ensuite Ludovico a repris connaissance, et au bout du compte
ça ne s’est pas mal passé cette fois-là. J’ai eu droit à quelques années de plus
de ce fils – à croire que Dieu rationne les choses comme le ferait un père
cruel : « Oui, je te permets, tu peux en reprendre, mais pas plus d’une
fois. »
Évidemment, Ludovico resta à Bâle, et moi je revins à Capri
et à Andréa. C’est alors que j’ai remarqué pour la première fois un détail qui
m’avait toujours échappé : il y a quelque chose d’unique, absolument, dans
le climat et l’air de l’île. C’était en mai, et pourtant l’air était bien plus
léger, bien meilleur à Capri qu’ailleurs. Oui, c’était comme si je m’étais
sentie renaître. Vous comprenez, ce n’était pas seulement le fait que Ludovico
allait mieux, qu’il s’en était tiré, même si ça y entrait pour beaucoup, naturellement ;
non, ça tenait réellement à un élément dans l’air de Capri, et c’était la
première fois que pareille impression me frappait ; mais ça m’est resté
pour toujours. Dans les années qui suivirent, je n’ai pas cessé de voyager, d’aller
et venir, mais peu importait le moment de l’année : sitôt le pied sur le
bateau qui m’amenait à Capri, j’avais cette sensation d’une recharge de vie. C’est
exactement ce que disent les savants : une émanation propre à l’île et qui
nous vient du Monte Solaro. Une émanation revivifiante, c’est-à-dire – peut-être
une radioactivité – car c’est le seul sommet d’altitude qu’on trouve sur
une île dans cette partie de la baie ; tous les autres sont sur le
continent, de l’autre côté de l’eau. Quand on est nouveau à Capri et qu’on y
arrive d’ailleurs, sans transition, on en est tout saisi comme je le fus alors.
On se sent revigoré, rajeuni, plein de joie de vivre et d’énergie dans le
travail, oui, tout ça à la fois, les premiers jours. Ça ne dure pas – deux
ou trois jours au maximum peut-être. Ensuite
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