La dottoressa
invitée à venir à San Michele : « Un jour
où vous avez le temps, venez donc déjeuner avec moi. Seulement je vous préviens,
j’ai un énorme chien de berger dont vous aurez sûrement peur. Le mieux sera
donc de vous adresser aux paysans, ceux qui s’occupent de tout pour moi, oui, passez
par eux, autrement le chien vous sautera beaucoup trop dessus. » Moi j’ai
dit : « Oh ! vous savez, personnellement je n’ai peur d’aucun
chien. » Bref, je suis allée chez lui vers l’heure du déjeuner, puisque
telle était l’invitation ; on m’a ouvert, et son gros chien m’a aussitôt
bondi dessus, les pattes sur mes épaules et la tête plus haut que la mienne, petite
comme je suis en plus, alors que lui c’était vraiment un très gros alsacien. Mais
il m’a seulement sauté dessus, et tout de suite il est devenu la gentillesse
même, et moi de mon côté, je n’ai pas eu peur une seule seconde. Je me souviens
encore de ce Munthe disant : « Voyez-vous ça, mais voyez-moi ça, elle
a tout l’air de lui plaire ! » Apparemment ce genre d’attitude le
dépassait.
Ensuite nous avons déjeuné. On m’avait prévenue :
« Vous savez, vous n’aurez pas grand-chose à manger, sûrement pas dans
cette maison. Inutile de vous faire des illusions. » Bien, j’ai donc eu
droit au repas ; il se composait de macaroni et de légumes. Et avec, un
verre de vin rouge. Un point c’était tout. Il a discuté de divers cas dont on
lui avait parlé, en me demandant mon opinion – c’était plus médical qu’intime.
Mais il était tout heureux de me voir en si bons termes avec son chien ; il
riait parce que je courais à travers la propriété avec l’animal.
C’était très beau, San Michele, mais il ne m’a rien fait
voir. Sa collection, je n’en ai eu connaissance que par les paysans qui
tenaient la maison ; ils m’ont tout montré, mais lui, non, rien. Ce
jour-là il y a eu seulement l’invitation à déjeuner et ensuite la promenade
dans le jardin avec Gorp, le chien. Étrange, vous ne trouvez pas ? ce nom,
Gorp ?
Par la suite je suis retournée manger chez lui une autre
fois, parce qu’il désirait me parler tout à fait en privé, et ça été pour me
dire que maintenant il me connaissait bien et que je devais lui faire une
promesse. Sa grande inquiétude était sa dernière heure, celle qui verrait la
fin de sa vie. Quand il en serait à cette extrémité, il m’enverrait chercher, et
alors je devrais venir et rester près de lui, et quand il n’y aurait plus de
recours, m’a-t-il dit, « il faut me promettre que vous me ferez une piqûre
de morphine, pour me permettre de dormir en paix pendant le passage de l’autre
côté. Vous voulez bien me le promettre ? » J’ai répondu :
« Bon, oui. À l’heure où la vie vous quittera. » Il a encore dit :
« D’expérience, et aussi parce que je vous connais maintenant, je sais que,
comme médecin, vous ferez ce que je vous demande, dans le cadre de votre
profession. » J’ai dû le lui jurer.
Durant une absence, on l’opéra de la cataracte, et lors de
son retour à Capri je sortis de chez moi pour aller à sa rencontre. Il portait
un de ses fameux costumes d’été gris et il s’avançait, un chapeau de paille sur
la tête. Il m’a dit : « Ah ! c’est vous, oui, savez-vous que
vous êtes exactement telle que je vous imaginais ! » Tout ça parce
que avant son opération, à peine s’il pouvait me distinguer, il n’y voyait pour
ainsi dire absolument pas. Il était atteint de ce qu’on appelle la cataracte
noire… « Exactement telle que je vous imaginais. Demain vous passerez me
voir, il le faut, je vous ai rapporté un si joli petit livre ! Le titre
est Beauté de la Suisse. » Dedans, il a mis quelques mots gentils
pour moi, de sa main ; j’ai toujours le livre. À la suite de ça, je suis
allée très souvent le voir. Et il m’a fait cadeau de son œuvre majeure, San
Michele, illustrée de photos. C’est une édition à très peu d’exemplaires. Les
éditions ordinaires dans toutes les langues sont sans photos. Celle-ci est
magnifiquement illustrée et il m’a écrit une dédicace à l’intérieur.
Vint la guerre, et nous dûmes partir chacun de notre côté. De
Berchtesgaden je gagnai la Suisse, je raconterai plus loin comment. Et la
seconde ou la troisième année de guerre, Munthe est rentré à Stockholm en
emmenant son secrétaire, un jeune garçon, fils des paysans qui
Weitere Kostenlose Bücher