La dottoressa
plaisanterie ou caprice ? Bien des années plus tard, je l’ai
donnée à mon tour à Graham Greene parce qu’il m’avait dit avoir fumé l’opium en
Indochine, et un soir à Londres, en compagnie d’un ami, il s’est souvenu de la
petite boîte en fer-blanc ; ils l’ont ouverte et ils ont fumé l’opium du
comte Fersen, trente années après sa mort, dans Albany, à deux pas de
Piccadilly. Sauf qu’ils n’avaient pas la bonne lampe et qu’une quantité de cet
opium a dégouliné sur le lit en dégageant des masses d’odeur. Heureusement, il
n’y avait pas de chiens policiers pour fourrer partout le museau, en ce
temps-là. Graham m’a dit que c’était du merveilleux opium, et qui n’avait pas
bougé depuis les années que le comte était mort.
QUAND CAPRI AVAIT PEUR
Capri était à ce moment-là un vrai centre d’homosexuels des
deux sexes. Peut-être à cause de sa réputation au temps de Tibère, et aussi de
l’espèce d’irréalité de l’endroit à force de beauté ; et c’est également
vers ce moment qu’on a vu débarquer d’Allemagne de hauts gradés de l’armée qui
prenaient leurs quartiers à l’hôtel. Et il y a eu l’affaire Krupp, quelle
histoire ! Friedrich Alfred Krupp – le Roi du canon, comme l’appelait
Cerio. C’est lui qui avait fait construire le chemin qui descend vers la mer, vous
savez, vers la Marina Piccola. Il avait beau être multimillionnaire, le pauvre,
ça ne l’a pas empêché de se suicider à la suite d’un scandale avec un jeune
garçon. Ils se sont mis à toute une meute après lui.
Plus tard, après la Première Grande Guerre, Norman Douglas
est revenu vivre à Capri, et c’est redevenu comme au bon vieux temps, avec ses
amis et les jeunes garçons auxquels il distribuait des friandises à la façon de
don Domenico (on imagine sans peine à quelle fin), sans compter toute la bande
des lesbiennes. Seulement, ensuite est venue la Seconde Guerre, et cette époque
a disparu à tout jamais. L’été, on a vu arriver tous les riches bourgeois de
Rome, et les Napolitains venus passer la journée, et les Américains avec leurs
chapeaux de papier. Ce n’était plus la même chose. Et c’est aussi devenu l’île
de la police. Les gens avaient peur. Même Norman. Non, pas lui, mais son ami
Kenneth Macpherson chez qui il vivait. Kenneth avait peur pour lui et lui
disait qu’il ne fallait plus faire venir tous ces enfants à la maison – mais
ça c’est une autre histoire.
Norman courait un danger à cause de ses jeunes garçons. Malaparte,
lui, a été expulsé pour avoir écrit dans un journal un article méchant sur l’île,
et une fois on a traduit devant le tribunal de Naples tous les pêcheurs, sous
prétexte que les malheureux vivaient de l’argent des Américaines seules qui
venaient pour leurs vacances à Capri avec le barème dans leur sac à main :
de Giovanni dix mille lires, au pauvre Enrico, mille seulement. Il y avait un
humble pêcheur amoureux, mais pour de vrai, d’une jeune Américaine qu’on voyait
avec un singe sur l’épaule. Elle n’avait pas un sou et le faisait payer pour
tout. Elle alla jusqu’à nous inviter à dîner, Graham et moi, dans un beau
restaurant aux frais de son pêcheur. Eh bien, la police expédia le pauvre
garçon à Naples, avec les autres ! Et à son retour la fille était partie
pour Rome. Il pleurait, le malheureux.
Je vais vous raconter une anecdote qui vous montrera à elle
seule à quel point la peur régnait à Capri, juste après la guerre. Un soir, Graham
Greene a donné un petit dîner au restaurant Gemma – il y avait moi et
Cavalcanti, le metteur en scène de films, et l’entrepreneur Aniello, et tout le
monde avait trop bu sauf moi. C’était un peu avant les élections. (Ah ! ces
élections ! Les communistes se sont servis de la tête de Garibaldi sur
leurs affiches, et toutes les bonnes sœurs ont voté pour eux, croyant que c’était
saint Joseph !) Enfin bref, parce qu’il était un peu ivre, Graham a dit :
« Nous allons procéder ici même, chez Gemma, à nos élections privées. Vous,
Cavalcanti, vous serez le candidat des communistes, puisque vous rentrez
justement de Tchécoslovaquie ; et vous, Aniello, vous serez le
chrétien-démocrate ; moi je représenterai les anarchistes. » La pizzeria était archibondée, sans une table libre, et comme Graham commençait un discours
en faveur des anarchistes, tout le monde s’est levé et a filé, sans même
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