La dottoressa
Rien de sérieux, un mauvais
moment.
Et puis, il y a eu aussi l’accident qui, cette fois, aurait
pu me coûter la vie. C’était près de Schaffhausen. Je revenais de visiter un
patient. Je roulais sur la grand-route, la chaussée était glacée et je me suis
mise à déraper, toute la voiture a glissé sur une pente, nez en bas et
postérieur en l’air. Mais le volant me tenait solidement coincée, si bien que j’ai
redressé du bon côté et que j’en suis sortie sans trop de dommage pour moi, quelques
bleus, c’est tout. Mais quant à la voiture du docteur Gering, elle !… la
direction et les roues étaient mortes. Les dégâts allaient chercher assez loin,
oui, et la note a été pour le docteur. La police m’a dressé contravention, pourtant
je n’avais blessé personne. Mais le pire a été que le docteur n’était pas chez
lui, et on penserait que sa sorcière de bonne femme aurait compris qu’après un
accident de voiture pareil un peu de paix serait la bienvenue… mais non, jamais
de la vie ! C’était arrivé à midi, et l’après-midi il y avait les
consultations, et dans la soirée j’ai dû prendre une autre voiture pour faire
la tournée. C’était trop ; après un tel choc, j’étais toute déboussolée.
Elle manquait totalement d’intuition, cette sorcière. D’ailleurs
les Suissesses étaient des femmes insupportables. Toutes sans exception. Cruelles,
sans cœur, pires les unes que les autres, et elles n’ont pas changé.
Toujours est-il que les années de guerre ont passé. Mes
confrères étaient très gentils pour moi, et très contents. On me réclamait tout
le temps pour les mêmes suppléances. Sitôt l’une finie, je courais à la
suivante. Quand j’étais libre entre deux, j’allais voir mon fils dans le Tessin,
c’était tout. Pas ça de vie privée. Je me suis très bien tenue toutes
ces années-là. Une vraie sainte. La voiture, les soins, les visites, les
consultations. Huit ou dix semaines de rang, la suppléance du docteur Untel, puis
j’enchaînais avec un autre. Et chaque fois je devais me faire à une nouvelle
voiture. Tantôt une Ford, tantôt une Mercedes, tantôt… j’oublie. J’aime autant
le dire, les sortes de voitures que je conduisais alors n’existent plus. Ces
satanées voitures ! Non, jamais la Dottoressa n’a pu s’y faire !
Gigi, mon mari, je le voyais de temps à autre. Quand j’allais
à Bâle, je passais chez lui. C’est à ce moment qu’il s’est marié avec la fille
d’un fermier. Je travaillais chez le docteur Staubli, à Emmenbruecke, et j’ai
dû demander un congé pour aller au mariage, à Bâle. Être présente quand votre
homme se remarie, il y a de quoi vous remplir de bienveillance et de
condescendance. C’est un peu comme si on présidait une vente de charité. Et la
jeune fille s’est montrée très gentille, nullement décontenancée par moi, et ça
à cause de mes fréquentes visites à la maison entre mes suppléances. D’ailleurs
ce mariage était une excellente chose pour Gigi : il y avait trop
longtemps qu’il était seul. C’était une fille de campagne, toute simple. Lui-même,
entre-temps, il avait encore forci et engraissé. On devait lui lacer ses
chaussures. Le beau Gigi !… Malgré l’âge il gardait sa prestance, ce grand
ours d’homme plein de graisse. Comment dire ? Il n’avait rien d’une grosse
éponge blême, non, le teint était bon. C’était un colosse, cet homme.
Andréa aussi assistait au mariage. Il aimait bien les fêtes.
Même s’il n’y avait rien à fêter, il était toujours prêt. Tout le monde était
là. Les enfants de Gigi, et certaines de ses maîtresses, et mon Andréa à moi. Peut-être
trouvera-t-on ça un peu drôle. Avec moi, c’est classique : d’abord, le
côté risible, en attendant que ça tourne mal.
La Leiner, celle qui avait aidé Gigi dans ses entreprises, elle
était là aussi. Elle, il n’avait jamais pu l’imposer à la maison, parce qu’il
avait toujours sa grand-mère ; mais ça n’empêchait pas : elle venait
déjeuner et souper, et ci et ça. Dans l’ordre, elle était venue tout de suite
après moi, et Mugg n’arrivait qu’en troisième. Mugg c’est un nom qui n’a rien
du tout de romantique, je trouve.
Tout ce petit monde était solennellement assemblé. Drôle de
galère, hein ? C’est à ça qu’on voit tout ce qu’une existence
conventionnelle peut cacher de détritus pas très respectables. À mon sens,
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