La dottoressa
n’ai rencontré personne, ce
jour où je me suis faufilée jusque là-haut ; pas un seul de mes amis
intimes ni de mes ennemis. Vide total. En ce temps-là, j’avais la force de
courir quand je pense à la vitesse à laquelle j’ai gravi l’ancien chemin en
escalier, pour éviter la route ! Oui, je suis montée, puis redescendue, sans
rien avaler, car je ne voulais pas me montrer dans un café. Toute la nuit sans
boire ni manger. Impossible, même, de craquer une allumette – il fallait
être folle pour faire un coup pareil. C’était à cause de la différence d’air. J’étais
comme ça à Rome aussi. Les gens avaient moins de morale… Ils s’asseyaient tout
contre l’église de Santa Maria Maggiore, sur les marches du parvis, et ils
faisaient l’amour de toutes les manières. Ce qui n’est pas tellement l’habitude
en pleine rue, dites ? Les marches du parvis sont très larges et font tout
le tour. La nuit surtout, c’était extrêmement commode, et on ne voyait pas un
agent de police. Oui, la morale n’était pas le fort de l’époque ; jamais
on n’aurait vu ça en Suisse, Seigneur, non !
QUATRIÈME PARTIE
RETOUR À ANACAPRI
Quel bonheur de dire adieu à la Suisse, la guerre finie !
Je réussis à obtenir des places assises pour mon fils Andréa et pour moi, y
compris le chien Tucci et trois valises, dans le deuxième train à quitter la
Suisse pour Rome. Le voyage nous prit, je crois, quarante-huit heures. Tucci
était un cocker noir. Je l’avais depuis l’époque de mes suppléances.
Le train venait du nord, de Rotterdam, et il n’en finissait
plus de rouler… Partout, partout, il s’arrêtait, des éternités. Grâce à nos
trois valises, nous avions pu tout emporter, ce qui faisait que nous avions
assez de provisions. On nous avait raconté qu’à Capri, où les soldats
américains venaient en convalescence et en permission de détente, les produits
étaient de mauvaise qualité et rares. On avait suggéré que ce serait une bonne
chose d’emporter de la nourriture de première qualité, des conserves et autres.
Le renseignement venait de Cerio, mais indirectement, par une jeune Italienne, une
de mes anciennes servantes, qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui demandait
à une amie d’écrire pour elle.
C’est en mai 1946 que nous sommes enfin arrivés à Rome. Nous
sommes descendus chez les religieuses allemandes, en attendant une
correspondance pour Naples. On venait de créer un service de grands cars
Rome-Naples, et c’est ce moyen que nous avons emprunté. Ça représentait une
bonne demi-journée, en partant le matin de bonne heure… tandis qu’à présent, il
faut trois heures. Nous sommes arrivés à Naples, Dieu merci, avant que le
bateau s’apprête à partir, et nous avons donc pu monter à bord. Oh ! rien
d’un de ces superbes paquebots d’aujourd’hui, non – un de ces rafiots qu’on
avait mis à la retraite pendant la guerre ; et c’est là-dessus que nous
avons fait la traversée. Il fallait être rendu à Capri avant le crépuscule, avant
la tombée de la nuit… il n’y avait pas de lumière, mais alors ce qui s’appelle
pas du tout. En tout cas, de Naples j’étais parvenue à téléphoner à Cerio, à
Capri, tant et si bien qu’il nous attendait à la Marina Grande avec sa voiture.
Oui, il est venu nous chercher et il nous a emmenés passer la nuit au Palazzo.
C’était bien bon de revoir Cerio. Tant d’années avaient
passé. Quelle amitié magnifique il y avait entre nous ! C’était un homme
charmant, imposant et très, très amusant. Il me taquinait, je le lui rendais, et
il s’y ajoutait une ombre de, oui, oui, un rien de sensualité, un petit brin de
comédie légère. Vous comprenez, pour moi c’était… enfin, oui, pour tout dire, il
avait eu un accident avec un bateau, qui l’avait laissé sans grands moyens –
il ne lui restait plus qu’une pauvre petite chose ; et puis, avec un vieux
pareil, comment avoir envie de faire l’amour ? Il était mon aîné de dix
ans et j’avais toujours eu des hommes plus jeunes que moi. Tout de même, c’était
amusant, nous avions de bonnes parties de rire, ensemble, avec notre petite
cuillerée d’amour. Quand, comme cela arrivait assez souvent, je dînais avec lui
au Rosaio, à Anacapri, il envoyait sa fille Laetitia dîner de son côté à Capri,
et après la guerre et mon retour, nous avons repris nos habitudes, en partie. Sauf
que, maintenant, l’un comme l’autre
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