La dottoressa
tout. Et pourtant, au bout de six mois le
professeur d’allemand grondait les autres, en leur disant : « Regardez
bien ce garçon qui vient d’Italie. Dire que, maintenant, il m’écrit de
meilleures dissertations, de meilleures compositions que vous ! Vous
devriez avoir honte. » Oui, il était très doué.
Tous mes enfants avaient énormément d’affection les uns pour
les autres. Il n’y avait que chez Ludovico et Giulietta qu’il existait un léger
fond de jalousie, du fait qu’ils sentaient bien que mon préféré était Andréa. Ils
me taquinaient là-dessus : « Bien sûr ! Avec toi, Andréa a
toujours raison, quoi qu’il fasse. » Gigi aussi adorait Andréa, et ça c’était
la meilleure. Il l’aimait même tellement qu’on aurait cru que c’était son fils.
Si je n’avais pas été sûre du contraire, moi-même j’aurais fini par le croire…
N’importe, nous étions de retour à Capri, et naturellement, tout
de suite, il a fallu que je remue des projets. Au Palazzo, Cerio avait mis deux
ou trois pièces à ma disposition. Nous avons chargé le mobilier du cabinet, les
instruments, etc., sur le dos d’un petit âne, et nous avons descendu le tout d’Anacapri.
J’ai repris l’exercice de la médecine, et tout de suite j’ai eu beaucoup à
faire. Le matin, Andréa se dépêchait de dévaler jusqu’à la mer pour se baigner,
puis tout aussi vite il remontait me préparer quelque chose à manger, que je
puisse avaler sans attendre. C’était presque comme au bon vieux temps.
LA MORT D’ANDRÉA
Ce 1 er août-là, qui était un dimanche, nous
sommes descendus jusqu’au phare. Descendus en courant. Il faisait un soleil
magnifique, un orage superbe avait nettoyé le ciel au passage. Nous sommes
arrivés au phare ; on peut s’y baigner. La mer avait des vagues très
hautes, terriblement hautes. J’ai dit : « Tu as vu ça ? Jamais
on ne pourra se baigner. » Et Andréa a répondu : « Si, par là ;
en plongeant de ce rocher c’est possible. » Et tandis que je m’asseyais, il
a enfilé son maillot de bain, puis il s’est tenu très droit dans le vent et il
a plongé du haut de son rocher.
Je regardais les vagues qui ébranlaient les rochers comme
des explosions, et je voyais l’eau se creuser ensuite, très profond, et faire
succion de toutes ses forces, puis repartir à l’assaut et revenir en poussant
furieusement, pour se briser comme d’énormes vitres sur le calcaire déchiqueté
des rochers, coupants comme des lames de rasoir. Cette mer, j’avais peur de la
voir saisir Andréa dans ses bras puissants pour le précipiter sur ces lances de
pierre. C’était ma seule peur – il avait beau être un fort nageur.
Les hommes du phare, eux, c’était juste le contraire qu’ils
craignaient – c’est-à-dire de le voir emporté loin au large – car ils
sont sortis en courant et en apportant une grande corde, pour qu’il puisse s’y
accrocher et revenir avec la vague.
En même temps (comment dire ?) je n’avais pas vraiment
peur. Peut-être parce que Andréa était bâti en athlète et rapide, et qu’il
avait l’œil prompt et habile à repérer le moment favorable. Et puis le
spectacle était d’une telle beauté que c’était excitant.
Par la suite j’ai réfléchi et pensé que c’était sûrement à
ce moment-là que la véritable peur, l’autre, celle qui allait trouver sa
justification dans la réalité, était entrée en moi, même si d’abord je ne l’ai
pas reconnue, tant était grande aussi pour moi la tentation de plonger à mon
tour, pour me mettre à vivre là-dedans comme ces créatures nées de l’imagination
d’Homère… vous voyez quoi ? Non, non, pas les sirènes. Vous imaginez la
Dottoressa en sirène, vous ? Non, non…
Il avait les dents très blanches et je les voyais briller
par éclairs, ce qui signifiait qu’il riait et peut-être aussi qu’il criait des
choses, mais on n’entendait que l’énorme vacarme de la mer et du vent. Et sont
arrivées également de ces mouettes de Capri qu’on appelle mouettes rieuses, à
cause de leur cri très fort qui ressemble à un rire cruel – elles vivent
toutes sur les rochers de Faraglione, près de la Marina Piccola, et elles
sortent toujours avec la tempête et elles rient.
Les hommes du phare, ils étaient mes amis, et eux ils
disaient : « Votre espèce de fils, quel pazzerello ! Quel
fou ! » Moi je répondais : « Oui, mais c’est égal, moi
aussi
Weitere Kostenlose Bücher