La fée Morgane
même qui elle est, mais il est inutile de
prononcer le moindre nom. »
En voyant que son frère devinait sa pensée, Girflet poussa
un soupir qui aurait ému l’homme le plus insensible du monde. « Cesse de
te lamenter, dit Gwyzion, ce n’est pas ainsi que l’on vient à bout d’une
entreprise. Je ferai ce qu’il conviendra pour te donner satisfaction, car je ne
peux supporter que tu sois malheureux et que tu dépérisses ainsi. La première
chose à faire est d’obliger Math à partir pour la guerre, et je te promets que
nous y arriverons sans peine. Pour l’instant, sois joyeux et aie l’espoir que
tes désirs se réalisent. »
Dès qu’ils le purent, les deux frères se rendirent auprès de
Math, fils de Mathonwy. « Seigneur, dit Gwyzion, je viens t’apporter d’étranges
nouvelles. J’ai appris qu’il était arrivé en Dyved des animaux comme il n’y en
a jamais eu dans cette île. – Comment les appelle-t-on ? demanda Math. – On
les appelle des cochons, seigneur. – Quel genre d’animaux sont ces cochons ?
– Ce sont de petites bêtes, mais dont la chair est meilleure que celle des bœufs.
Ils sont certes de modeste taille, mais ils ressemblent aux sangliers que nous
chassons dans les forêts. D’ailleurs, ils sont en train de changer de nom
maintenant, et on les appelle des porcs. – À qui donc appartiennent ces animaux
dont tu me parles ? – Ils ont été envoyés à Pwyll, le prince de Dyved, par
Arawn, le roi d’Announ, en témoignage d’amitié. – Voilà qui est intéressant, dit
Math, et j’aimerais bien en avoir, moi aussi. Comment crois-tu qu’on puisse en
obtenir ? – Je vais aller, dit Gwyzion, avec onze compagnons, tous
déguisés en bardes, demander les cochons à Pwyll. Tu connais mon imagination :
je me fais fort d’obtenir ces porcs et de te les ramener. – Puisque tu le dis, mon
neveu, je ne vois pas pourquoi tu n’essaierais pas. Prends avec toi ceux que tu
choisiras et pars pour le pays de Dyved. »
Gwyzion ne perdit pas son temps. Il s’en alla le soir même
avec Girflet et dix autres compagnons jusqu’à la forteresse de Cardigan où
résidait alors Pwyll, prince de Dyved. Ils entrèrent dans la cour sous l’aspect
de bardes, avec leur harpe sur l’épaule. On leur fit très bon accueil et on les
invita au festin qui se préparait. Gwyzion se trouva placé à côté de Pwyll.
« Nous serions heureux, dit celui-ci, d’entendre un récit des jeunes gens
qui sont avec toi. – Notre coutume, répondit Gwyzion, le premier soir où nous
nous rendons chez un personnage important, est que le chef des bardes prenne la
parole. Comme je suis leur chef, c’est à moi de raconter une histoire. »
Gwyzion était le meilleur conteur de ce temps. Cette nuit-là, il amusa si bien
la cour par des discours plaisants et des récits pleins de verve que tous les
convives furent charmés et que Pwyll prit plaisir à converser avec lui.
Quand fut venu le moment d’aller se coucher, Gwyzion dit à Pwyll :
« Seigneur, quelqu’un pourrait-il mieux remplir ma mission auprès de toi
que moi-même ? – Certes non, répondit Pwyll, c’est une langue pleine de
ressources que la tienne, et je dois avouer que je n’ai jamais connu de barde
plus habile que toi. – Fort bien, dit Gwyzion, mais il faut que je te révèle
maintenant l’objet de la mission qui m’a été confiée. Seigneur, j’ai à te
demander les animaux qui t’ont été envoyés par Arawn, le roi d’Announ. – Je n’ai
nulle envie de te refuser quoi que ce soit, et tu mérites assurément une
récompense. Ce que tu me demandes serait la chose la plus facile du monde à
accomplir. Malheureusement, il existe une convention entre le pays et moi :
il a en effet été décidé que je ne pourrais pas m’en dessaisir avant que leur
nombre n’ait doublé. – Je puis, seigneur, te libérer de ta parole. Voici
comment : ne me donne pas les cochons ce soir, mais ne me les refuse pas
non plus. Demain, je te proposerai des objets d’échange à leur place. Et
crois-moi, cela vaudra la peine d’examiner la situation. »
Pendant la nuit, Gwyzion et ses compagnons se réunirent à
leur logis pour se concerter. « Hommes, dit Gwyzion, nous n’obtiendrons
pas les porcs en les demandant. – Assurément, dit Girflet. Même s’il le voulait,
Pwyll ne pourrait pas les donner puisqu’il est lié par son serment. Il faut
trouver un autre moyen. – J’y arriverai », dit Gwyzion, et ils
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