La fée Morgane
causés et de rendre les deux comtés qui lui
appartenaient. De plus, comme il était prisonnier, il dut, pour se libérer, donner
à la Dame de Noiroson la moitié de ses domaines, ainsi que son or, son argent, ses
joyaux, et des otages pris parmi ses vassaux. Moyennant quoi, le comte Allier
put s’en aller. Mais il était fort honteux d’avoir été ainsi vaincu alors qu’il
s’attendait à une victoire facile.
Quand tout fut rétabli, ainsi que l’avait voulu la dame, Yvain
lui demanda la permission de partir. Elle ne lui eût pas donné congé s’il avait
bien voulu la prendre pour épouse ou amie. Les chevaliers de Noiroson
supplièrent Yvain de rester parmi eux, mais toutes leurs prières furent vaines.
Il refusa même de se laisser conduire et se mit en route immédiatement sur le
cheval noir que la dame lui avait donné. Il la laissait bien chagrine, elle qui
s’était tant réjouie de la victoire et du traité passé avec le comte. Elle
aurait voulu honorer Yvain et le faire, avec son consentement, le seigneur de
tout ce qu’elle possédait. Mais rien n’aurait pu retenir Yvain, fils du roi
Uryen. Il reprit son chemin vers les extrémités du monde et la solitude, celle-ci
étant la seule compagne qu’il tolérait en son esprit embué de tristesse et de
mélancolie.
Un jour, pendant qu’il chevauchait, pensif, parmi la forêt
profonde, il entendit un cri de douleur, puis un second, puis un troisième, qui
semblaient surgir d’un bosquet. Il se dirigea de ce côté et aperçut une butte
rocailleuse au milieu du bois, et un rocher grisâtre sur le versant du tertre. Dans
une fente du rocher se tenait un serpent et, à côté du rocher, il y avait un
lion tout noir. Le serpent avait saisi le lion par la queue et le mordait
cruellement. Yvain ne resta pas longtemps sans réaction devant cet étrange
spectacle. Il commença par se demander lequel des deux animaux il allait aider,
mais il se décida vite pour le lion, car on ne doit faire de mal qu’aux êtres
venimeux et pleins de félonie. Il tuerait donc le serpent, et si, par la suite,
le lion l’attaquait, il trouverait bien le moyen de se défendre.
Il tira donc son épée, mit son bouclier devant lui pour se garantir
du feu que le serpent vomissait par la gueule, et attaqua la bête. Du premier coup,
il lui trancha la tête, mais il frappa et refrappa tant et si bien qu’il en fit
mille morceaux. Cependant, pour libérer le lion, il n’eut d’autre ressource que
de lui couper un morceau de la queue. Il crut alors que le lion allait se jeter
sur lui, et il se mit en garde. Mais le lion, tout heureux d’être délivré de l’emprise
du serpent, ne semblait nullement agressif, bien au contraire : il s’avança
vers Yvain, tenant ses pattes étendues et jointes et sa tête inclinée vers la
terre, comme pour témoigner sa reconnaissance à celui qui l’avait sauvé. Yvain
comprit très vite les sentiments éprouvés par le lion. De sa main gauche, il
caressa la crinière de l’animal puis, ayant essuyé sur l’herbe son épée, il la
remit au fourreau. Il remonta en selle et reprit son chemin. Mais, le lion le
suivit et vint trotter à ses côtés. Visiblement, il ne voulait plus se séparer
de son sauveur.
Il alla devant, tant qu’il sentit sous le vent des bêtes
sauvages en pâture. L’instinct et la faim l’invitaient à bondir pour chasser
une proie. Il se mit dans leurs traces pour bien montrer à son maître qu’il
avait flairé quelque gibier, puis il s’arrêta et regarda Yvain comme s’il
attendait son bon plaisir. Yvain comprit qu’il n’accomplirait rien sans son
ordre : si son maître continuait son chemin, il demeurerait près de lui, mais
s’il faisait mine de le suivre, il se précipiterait sur la venaison qu’il avait
flairée. Yvain l’excita alors comme il l’eût fait d’un brachet. Le lion remit
aussitôt le nez au vent : il ne s’était pas trompé, car à moins d’une
portée d’arc, il y avait un chevreuil qui pâturait tout seul dans la vallée. Il
eut vite fait de le prendre et de le saigner. Puis il le jeta sur son dos et l’apporta
tout chaud à son maître.
Il faisait presque nuit. Yvain résolut d’établir son camp
dans les bois et de goûter un peu du chevreuil. Il se mit à l’écorcher, lui
fendit le cuir sous les côtes, lui enleva un lardé de la longe puis, ayant
amassé des brindilles et des branches, il fit un feu clair et joyeux. Le lardé,
mis à la broche, fut vite
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