La Femme Celte
Lac à condition qu’il ne porte pas trois fois la main sur elle sans
raison, et devient très riche à cause du troupeau de vaches merveilleuses amené
par sa femme. Mais, au bout de quelques années, sans le faire exprès, il touche
sa femme sans raison pour la troisième fois. Celle-ci, en se lamentant,
disparaît sous les eaux du lac, emmenant avec elle son troupeau. Elle ne
revient qu’une fois pour voir ses fils et leur dévoiler les principes de la médecine
( Meddygon Myddfai , J. M., L’Épopée celtique en Bretagne , 273-276).
Cette légende est encore le résultat d’une localisation d’un
mythe beaucoup plus ancien. La Dame du Lac, dont on ignore d’ailleurs le nom,
ne doit pas être touchée sans raison plus de
trois fois : c’est l’équivalent de la vision parfaite, car la connaissance
s’acquiert non seulement par les yeux et les oreilles, mais par le toucher.
D’ailleurs cet interdit concernant Mélusine et la Dame du Lac fait penser à la
légende d’Orphée, lorsque celui-ci ramène Eurydice des Enfers. De son séjour
dans l’Autre Monde, Eurydice a obtenu un caractère surnaturel et même
divin : elle ne peut plus être regardée par des yeux humains, du moins
tant qu’elle brillera encore de cet éclat étrange du Domaine d’Hadès :
c’est ce qui explique l’interdiction faite à Orphée de se retourner vers elle
tant que tous deux n’auront pas franchi les zones frontières entre le monde des
vivants et le monde des morts, interdiction qui ne s’expliquerait guère
autrement.
Sur un autre plan, la Dame de l’Amour courtois, considérée
par beaucoup de troubadours comme étant inaccessible, est surtout si divine, si effroyablement belle, qu’il est presque impossible
de la regarder, sinon après une lente initiation qui est une acquisition
d’habitudes, d’accoutumances. Parce qu’il est dangereux de contempler la
divinité sans y être préparé : c’est la raison évidente de toutes les
initiations religieuses ou philosophiques, et cela correspond à ce désir de
l’humanité depuis l’aube des temps, contempler enfin ce qui est incontemplable,
exprimer enfin ce qui est inexprimable.
Il y a la même idée dans l’ Histoire
de Taliesin , dont nous reparlerons en détail plus loin. Lorsque Gwyon
Bach, chargé de surveiller par Keridwen le chaudron magique, boit par mégarde
les trois gouttes interdites, il a la vision parfaite de la divinité
représentée par Keridwen. Mais ce faisant, il a transgressé un tabou fondamental. Il est donc puni par Keridwen qui
le poursuit et finit par l’avaler. Cette punition n’est que la traduction
culpabilisée du contrecoup de la connaissance : Gwyon Bach ne peut plus
supporter la vision du monde imparfait et se trouve exilé, en quelque sorte,
dans le monde de la relativité, d’où ses transformations successives en
animaux, puis en grain de blé. Il doit être éliminé. Mais comme il a la connaissance
parfaite, il ne peut plus mourir vraiment : il participe maintenant à la
divinité de Keridwen. C’est pourquoi Keridwen l’avale sous la forme d’un grain
de blé. Elle ne pouvait pas faire autre chose que de l’absorber, un peu comme
le prêtre catholique qui est tenu de nettoyer le calice en absorbant les
moindres parcelles d’hostie qui pourraient demeurer sur la patène ou dans le
ciboire. Car la divinité, si elle est écartelée, perd sa puissance. Donc elle
ne doit pas être dispersée, comme nous l’indiquent toutes les légendes de dieux
démembrés et qu’il faut reconstituer si l’on veut que le monde reprenne son
aspect d’antan, son équilibre d’avant la catastrophe. Quand Gwyon Bach
s’empare, sans le vouloir, des secrets de Keridwen représentés par les trois
gouttes, il y a effectivement une catastrophe comparable à celle de la
naissance, qui est un déchirement. À partir de ce moment il y a nécessité de
reconstituer l’unité perdue, il y a nécessité du retour en arrière, vers la mère , et de cette façon il y aura nouvelle naissance . Dans le cas de Gwyon Bach, qui
n’appartient plus vraiment à la caste des mortels, il ne meurt pas, il féconde
sa propre mère (c’est-à-dire qu’il est lui-même Dieu, père et fils), et il
renaît une seconde fois sous l’aspect de Taliesin, le barde qui connaît les
secrets du monde et de la divinité. On notera encore, pour y revenir plus tard,
l’attitude de Keridwen qui abandonne l’enfant. Mais le fait qu’elle l’abandonne
Weitere Kostenlose Bücher