La fête écarlate
ils montraient au roi une irrévérence dont il pourrait durement se venger. Pour si estimable qu’elle fût, leur hâte de combattre ne justifiait pas une telle conduite.
Après s’être concerté avec ses trois compagnons, Aubigny déclara :
– Derrière une ligne d’archers disposés de Crécy à Wadicourt, il y a donc, sire, trois batailles. La première, non loin de Crécy est la plus grosse. Je pense que c’est celle du fils d’Édouard… Warwick doit être près de lui ainsi que Godefroy le Normand…
– Il n’en a plus pour longtemps, ce félon ! hurla quelque part Jean IV d’Harcourt.
– C’est de ce côté-là que leur ost est boiteux ! ricana Alençon sans égayer personne.
« Et le nôtre ? » se dit Ogier. « Seul le Moyne a flairé le danger. Nul ne s’occupe ici de désigner des chefs. On ne sait qui commande et à qui… La plupart des Génois ignorent quand et comment ils engageront l’assaut et ils manquent de munitions de guerre ! La seule chose qu’on trouve à foison, c’est l’orgueil de la noblesse ! »
Aubigny continua d’une voix mouillée :
– La deuxième bataille doit être formée de douze cents armures de fer, cinq ou six mille archers et piétons… J’y ai reconnu, sire, la bannière de Northampton.
– Croyez-moi, Aubigny, dit Philippe VI, dans peu de temps, Northampton regrettera d’avoir franchi la Seine au pont de Poissy !
– La troisième bataille doit être celle du roi Édouard, sire. Seize cents armures de fer, quatre mille piétons… Tous ces mécréants sont disposés de Crécy à Wadicourt et dominent un lieu appelé Val-aux-Clercs… Ils se sont enracinés en haut de la colline… Ils y ont abattu des arbres…
– Nos chevaux les franchiront… Poursuivez, Aubigny.
– Il se peut que des épieux renforcent leur défense.
– Quelques chevaux mourront, mais nous passerons !
– Ils sont paisibles… Derrière, car nous les avons contournés, ils ont mis leurs chariots en cercle, et tous leurs chevaux se trouvent à l’intérieur…
– Plutôt que de les assaillir de front, dit Ogier, il faudrait…
Il s’aperçut qu’il avait parlé haut, sans y être prié.
Alençon, bienveillant, et le roi, soucieux, l’invitèrent à poursuivre.
– Ne faudrait-il pas, sire, contourner cette colline et engager l’assaut de flanc et par-derrière ?
Insensible aux divers murmures qu’il provoquait, il éleva la voix :
– Sans penser à la surprise des Goddons menacés de toutes parts, imaginez le tribouil (389) que causeraient leurs chevaux si nous les poussions hors de leur gîte…
Aussitôt, à l’imitation de Philippe VI et d’Alençon, Aubigny, Beaujeu et Noyers s’ébaudirent, entraînant les grands vassaux dans leur gaieté. Seul le roi de Bohême et le Moyne de Bâle demeurèrent paisibles. Ogier sentit sur lui le regard mort de l’Aveugle et vit sa tête sanguine remuer comme s’il l’approuvait.
– Tous combattront à pied, ajouta Aubigny. Oui, sire : les chevaliers, délaissant leurs destriers, s’uniront à leur piétaille !
Ce fut autour du roi un nouvel accès de joie. Il avait de singulières trouvailles, Édouard III : priver sa chevalerie de chevaux et l’associer à des coquins !
Incrédule, abasourdi, Ogier écoutait les rires et les quolibets de ces hommes. Tout ce qui différait de leurs coutumes méritait donc leur dérision ? Il avait côtoyé les chevaliers d’Édouard de Woodstock. Rien en eux ne révélait la sottise, la présomption ou la couardise. Au contraire. Leurs visages exprimaient la volonté, la force, l’énergie. Voyant d’autres seigneurs abandonner l’entourage du roi, il craignit que les plus hautains d’entre eux n’entraînassent bientôt, vivement, toute la chevalerie de France sus à l’ennemi, sans en avoir reçu commandement.
– Voilà, sire, tout ce que nous avions à vous dire, termina Aubigny dont le nez s’enfonça prudemment entre les jouées de sa barbute.
Certains chevaliers demeurèrent immobiles sur leur roncin ; ils avaient attentivement écouté ce rapport auquel Ogier trouva que rien ne manquait. D’autres – deux ou trois cents – partirent soudain au trot rejoindre les bataillards impatients dont Philippe VI semblait n’avoir cure.
– Tout comme Édouard, dit le roi plus particulièrement au Moyne de Bâle, j’ai hier soir, en soupant, divisé mon ost en trois parts… À ma senestre, la première bataille sera
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