La fête écarlate
Bohême fit accomplir deux pas à son destrier noir. Il se racla la gorge et, la voix plus claire que d’ordinaire :
– Sire, dit-il, puisqu’il vous plaît, je parlerai sous la correction de mes compagnons… Nous avons vu et considéré le convenant des Anglais. Sachez qu’ils sont mis et arrêtés en trois batailles, bien et faiticement (386) , et qu’il ne semble pas qu’ils veuillent fuir… Ils vous attendent à ce qu’ils montrent… Si je puis vous donner un conseil, sire – sauf s’il s’en présente un meilleur que le mien –, c’est de vous arrêter dans les champs où nous sommes et y loger pour cette journée.
Ogier entendit derrière lui un grognement de colère : tous les chevaliers voulaient galoper au combat. D’un geste, Philippe VI leur imposa le silence.
– Le temps que vos derniers hommes vous rejoignent, sire, continua le Moyne de Bâle, afin que vos compagnies soient bien fournies, et il sera trop tard pour assaillir les Anglais… Et puis, vos gens sont las, travaillés (387) , sans arroi (388) , cependant que vos ennemis sont frais et tous pourvus en sagettes, sachant ce qu’ils doivent faire… Demain matin, après une bonne nuit, vous pourrez ordonner vos batailles plus mûrement et mieux, et par le plus grand loisir aviser vos ennemis que vous allez les combattre.
– Et s’ils fuient cette nuit ? demanda Alençon.
– Non, monseigneur : ils nous attendent.
– Vous êtes de bon conseil, le Moyne. Qu’en pensez-vous, Richard ?
– Attendre est sagesse, sire !
Des huées s’élevèrent dans les rangs de la Chevalerie. Philippe VI y parut insensible.
– Je ne sais pas, dit-il, où nous sommes.
– Sire, dit le Moyne de Bâle, tendant l’index : Fontaine est là… Et là-bas, c’est la rivière Maye… Bientôt nous parviendrons à une voie bien large qu’un manant m’a dit s’appeler la chaussée de Brunehaut.
– Pouah ! s’exclama le roi. Un nom de femelle qui fut une pute !
« Et ton épouse ? » songea Ogier, las de ces parlures.
– Attendre ! cria une voix que le garçon reconnut pour être celle de Connars de Lonchiens. (« Tiens, il est donc parmi nous ! ») Attendre alors qu’ils sont à portée de nos lances ? Votre sagesse, Blainville, ressemble à de la couardise !
– Taisez-vous ! hurla Philippe VI.
– Quant à vous, Bâle, poursuivit Lonchiens, têtu, vous n’appartenez pas à ce royaume et par conséquent votre avis…
– Maraud ! cria le roi à bout de patience. Si tu dis encore un seul mot, serait-ce Montjoie , je te fais décoller sur-le-champ !
On gronda de nouveau partout, sauf chez les piétons qui s’étaient immobilisés au passage, les uns par lassitude, les autres par curiosité : tous se délectaient de cette dispute entre seigneurs où le roi leur apparaissait comme un homme débordé par ses vassaux, incapable, sinon par des menaces de mort, de mettre un terme à leur jactance. Et comme le soleil se remontrait un peu, Ogier vit les Génois, leur main en visière, regarder du côté de Saint-Riquier et d’Abbeville.
– Toujours point de chariots, Doria, dit l’un d’eux. Va-t-il falloir nous battre sans carreaux ?
Aucune réponse. Près d’Ogier, un archer grogna que les bien chanceux, c’étaient toujours les mêmes : ils allaient avoir de bonnes lances, les barons, pour ouvrir une brèche chez l’adversaire.
– Il y a un moulin sur la colline, dit Beaujeu sans élever la voix. Un bel et bon endroit pour nous voir venir dans cette grande clairière…
– Ce que nous avons compris, dit Miles de Noyers, c’est qu’Édouard a partagé ses hommes en trois batailles. Selon moi, il dispose de quatre mille armures de fer et quinze ou vingt mille piétons… Ah ! il en a perdu depuis la Hogue !
– Tant mieux, dit Alençon. Quelles sont ces batailles ?… Parlez vous aussi, Aubigny !
À la pâleur de ce visage dont le long nez émergeait d’une barbute neuve, Ogier devina que celui-là tremblait dans son harnois de guerre : il avait vu l’ennemi de trop près. Le garçon remarqua également que, peu soucieux d’en savoir davantage, certains chevaliers repartaient en avant… Deux… Dix… En un moment, ils furent une centaine.
– Il y a de la mutinerie dans l’air, grommela Thierry sans cacher son inquiétude.
Ogier l’approuva et s’étonna que ces hommes commissent une double faute : outre qu’ils s’éloignaient sans rien savoir de l’ennemi,
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